Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 76.djvu/820

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous êtes. Derrière vous et à vos pieds, sous ces bois qui vous paraissent des buissons, est le chemin creux. De cette hauteur, vous voyez en raccourci le théâtre presque entier des exploits du héros. Dites-vous que ces longues vallées contournées, au fond desquelles votre œil pénètre d’aplomb, virent passer, il y a six cents ans, un homme dont le monde entier a répété plus tard le nom. Vous le suivez par l’imagination dans sa course ; plus d’obstacles, tout vous semble alors facile, parce que vous ne vous traînez plus péniblement sur ses traces ; vous ne doutez plus. C’est ainsi qu’il faut lire les chansons populaires sur Tell, sans mesurer à la toise ni la carrière parcourue, ni les actions accomplies. Si vous les regardez de haut et dans la perspective des siècles, le détail ne vous arrête plus, vous ne saisissez que l’ensemble, et l’ensemble est vrai. Il faut toujours en revenir au jugement de Guillaume de Schlegel sur les traditions fabuleuses. « La fiction s’introduit dans l’histoire sans le secours du mensonge… Les récits merveilleux sont des extraits de poésies populaires. L’historien était imbu de l’opinion de ses compatriotes, qui croyaient tout de bon aux fictions héroïques, dans lesquelles il y avait en effet un fonds de vérité. »

En résumé, la légende de Guillaume Tell est reléguée au nombre des fables pour deux motifs : d’un côté, elle tient fort étroitement au fait incroyable de la pomme, de l’autre les plus anciens monumens qui en parlent datent de cent cinquante ans après l’époque où l’on est convenu de la placer. Pour la première fois cette singulière histoire se lit dans la Chronique du livre blanc (Chronik des weissen Buches), trouvée à Saraen et rédigée de 1467 à 1476. Pour la première fois elle est chantée dans la dernière ballade sur la guerre de Charles le Téméraire en 1477. Que le chroniqueur ait emprunté au poète ou le poète au chroniqueur, cent cinquante ans, paraît-il, ont été nécessaires pour que l’imagination d’un peuple, se recueillant sur elle-même, eût le temps de transfigurer ou de créer son héros. Que ce chiffre n’étonne pas le lecteur ; c’est presque exactement le même espace de temps qui s’écoule entre l’époque où Wallace défendit sa chère Écosse contre le roi Edouard et celle où son ménestrel, le vieux Blind Harry, s’en allait récitant par les plaines et par les montagnes les exploits romanesques dont la tradition avait enrichi sa mémoire ; c’est encore cent cinquante ans ou peu s’en faut qui s’écoulèrent depuis la véritable époque de Robin Hood jusqu’à la composition du Lyllell Geste, la plus ancienne poésie sur le célèbre outlaw. Ne semble-t-il pas que le développement de la légende s’opère régulièrement, inflexiblement, en vertu de je ne sais quelle loi historique ? Ce rapprochement semble de nature à plaire aux adversaires de la légende de Tell.