Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 76.djvu/960

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le rivage lors du départ de l’année précédente, de les visiter et de les remettre à flot. Il faut en même temps réinstaller le chauffaud, vaste hangar élevé sur pilotis et recouvert d’une toile à voile, où la morue traversera les premières phases de sa préparation ; à cet effet il est toujours construit au bord de la mer, où il s’avance assez au large pour permettre en tout temps aux canots chargés d’accoster librement. A quelque distance en arrière du chauffaud sont les huttes qui serviront de logement à la petite colonie pendant toute la durée de la campagne, le toit en planches recouvertes d’une toile goudronnée, les parois en sapins tronçonnés, enfoncés en terre à coups de masse et calfatés dans les interstices avec de la mousse ; à l’intérieur un corridor, toujours en troncs de sapins ; à droite et à gauche, superposées comme à bord, les couchettes des hommes, presque toujours sordides et repoussantes. D’autres cabanes non moins primitives sont réservées à l’état-major, à la cambuse ou dépôt des vivres et au four, du boulanger, car il serait injuste de passer sous silence cette unique douceur du régime des matelots à Terre-Neuve, le pain frais à discrétion. A la vérité les soucis de la vie matérielle tiennent peu de place dans cette laborieuse existence. Partir avant l’aube, ne rentrer qu’à la nuit, passer de longues heures au large dans les canots, ne vivre que pour la pêche, ne voir que la morue, tel est le programme de chaque jour. Aussi le chauffaud est-il à certaines heures le théâtre d’une activité presque fiévreuse, à mesure que s’y succèdent les embarcations qui reviennent chargées. A peine sont-elles amarrées à la galerie extérieure que les matelots embrochent le poisson de leurs piquois et le jettent aux mousses, lesquels le rangent sur l’étal du décolleur. Celui-ci égorge la victime, l’ouvre d’un coup de couteau, lui arrache la tête et les entrailles, et la pousse au trancheur, qui d’un seul coup de couteau doit enlever la raquette ou colonne vertébrale. La morue est alors remise au saleur, qui la couche à plat, la chair en haut, entre deux lits de sel. Où la poésie va-t-elle se nicher, et qui croirait que la morue eût pu inspirer les horribles vers que voici ? Je les extrais des œuvres d’un Terre-Neuvier trop enthousiaste : que la muse didactique de Delille lui pardonne !

Un matelot la jette, un mousse la ramasse,
Aux mains du décolleur rapidement la passe,
Qui, lui serrant les yeux, debout dans un baril,
De son couteau-poignard l’ouvre jusqu’au nombril.
Deux doigts de la main droite en détachent le foie ;
Sans tête et sans boyaux avec force il l’envoie
Au trancheur vigilant, armé de son couteau,
Qui la fait en deux temps tomber dans un traîneau.

Je fais grâce du reste, ainsi que de l’énumération des qualités