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nous a tant fait entrevoir de choses, ç’a été de ne point savoir se fixer, de ne point s’établir à fond dans un domaine, de ne point prendre possession hautement d’un vaste sujet circonscrit, où il aurait dressé son monument.

Après cela, on ne saurait raisonnablement s’étonner qu’Ampère ne se fût point arrêté à la première étape. S’enfoncer et se confiner du premier coup dans le norrain pour un homme qui vivait chez Mme Récamier et dans la pure lumière des vifs esprits de Paris, c’eût été dur, et je ne dis pas qu’Ampère, avec cette facilité multiple dont il disposait, ait eu tort de passer ailleurs. Il était bien alors dans le plein de sa vocation en nous informant sans cesse, et l’un des premiers, de quantité de choses étrangères, dont il nous donnait l’avant-goût et le stimulant ; mais il eût été bon cependant que dans les années suivantes, un jour ou l’autre, il mît un terme à ses doctes curiosités, devenues des inconstances, et qu’il séjournât quelque part à demeure. Il le savait lui-même mieux que personne, et il se le dira, non sans regret, aux heures de sincérité et d’examen de conscience.


II

L’occasion était belle pour lui dans les premières années qui succédèrent à la révolution de 1830. Après une suppléance passagère dans la chaire de Fauriel et dans celle de M. Villemain à la Faculté des lettres (1832-1833), la mort d’Andrieux au mois de mai de cette dernière année laissa vacante au Collège de France la chaire de littérature française, et Ampère y fut nommé. Il lui fut donné pendant des années, et sauf quelques intervalles de congé et d’école buissonnière qu’il avait besoin de s’accorder de temps en temps[1], de parcourir en entier plusieurs fois toutes les périodes, tous les stades de notre histoire littéraire depuis les origines latines et romanes jusqu’au XVIIIe siècle. J’étais un auditeur fidèle de ces cours, et je dois dire que bien qu’appartenant moi-même à très peu près à la même génération, je suis à certains égards un élève d’Ampère. Combien n’ai-je point eu à profiter de lui ! Critique alors tout biographique et anecdotique, je me laissais volontiers guider par lui dans les grands cadres environnans et pour les accessoires extérieurs[2]. C’est pour moi encore un sensible regret, toutes

  1. Ampère se fit suppléer pour la première fois par M. de Loménie en décembre 1845. A partir de décembre 1855, il n’est plus remonté dans sa chaire. Ces dix années, de 45 à 55, ont été fort mêlées et entrecoupées ; mais les précédentes, de 33 à 45, avaient été entières.
  2. Lorsque j’eus graduellement étendu ma manière jusqu’à m’en faire une méthode, je disais : « Ampère étudie l’histoire littéraire par couches et par zones : je l’étudie plutôt par individus que je rapporte ensuite à des groupes. »