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Francis était depuis quatre ans dans l’Inde, lorsqu’il eut une aventure jusqu’ici mal connue, quoiqu’on en ait souvent parlé. Il avait laissé sa femme et ses enfans en Angleterre ; il conservait le goût et même la prétention de la galanterie, et l’on pense bien que l’Inde, surtout pour les puissans, n’était pas plus l’empire des bonnes mœurs que de la probité. En 1778, un Suisse de Lausanne, George Grand, était venu dans l’Inde former en participation une société de commerce à Chandernagor et à Calcutta. Sa femme, âgée de seize ans seulement, était la fille d’un Français, d’origine flamande, nommé Worlée, chevalier de Saint-Louis et capitaine de port à Pondichéry. Elle était née dans le voisinage, à Tranquebar. Sa beauté était séduisante, comme on en peut juger par ses deux portraits, dont l’un décore la maison d’un habitant de Serampore, et dont l’autre se voit, dit-on, au musée de Versailles, Francis ne la nomme point dans son journal. Il y écrit seulement à la date du 24 novembre : Omnia vincit amor. Et l’article du 8 décembre finit par ces mots : « Le soir le Diable à quatre dans la maison de G. F. Grand, esq. »

Ce que c’était que ce Diable à quatre. Grand lui-même a voulu l’apprendre à toute l’Asie par un mémoire imprimé au Cap de Bonne-Espérance et analysé dans la Revue de Calcutta.


« Contemplez, y dit-il au lecteur, l’instabilité de la félicité humaine. Je suis sorti de chez moi, le 8 décembre 1778, le plus heureux ou me croyant le plus heureux des hommes, et entre onze heures et minuit j’y revins aussi misérable qu’il est possible de l’être. J’étais parti persuadé que le ciel m’avait donné la plus belle et la plus vertueuse des femmes, tous deux honorés et respectés, vivant dans la première société, avec la perspective d’un prochain avancement. A peine étais-je assis à souper chez mon bienfaiteur, M. Barwell, que je reçus le coup soudain de la plus vive douleur. Un serviteur qui était d’ordinaire attaché à Mme Grand vint me dire à l’oreille que M. Francis avait été surpris dans ma maison et retenu par mon jemmadar (premier domestique) ; je me levai de table et courus sur la terrasse où des flots de larmes soulagèrent un moment ma peine. Je fis prier un ami de sortir et de m’accompagner ; mais le rang du personnage et son attachement pour lui le portèrent à s’excuser, tout en détestant son indigne action. Je me recueillis autant que les circonstances me le permettaient, et fis avertir le jemmadar de mon arrivée. En chemin, je jugeai à propos de faire appeler mon ami M. Palmer, et de lui demander de me prêter son épée et de m’accompagner, mon projet étant de rendre la liberté à M. Francis, et dès qu’il serait sorti de l’enceinte de ma maison, de l’obliger à se mesurer avec moi jusqu’à ce que l’un de nous deux tombât.