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des lettres de Junius, il est une première difficulté générale que n’ont pas assez remarquée tous ceux qui ont abordé cet examen, et dont je ne sais si M. Parkes s’est lui-même bien rendu compte : c’est que l’auteur inconnu, s’il voulait l’être et, comme il semble, le demeurer toujours, n’a pas dû se faire scrupule de mettre en contradiction son rôle et sa personne, ses ouvrages et sa vie, ses opinions orales et ses opinions imprimées. Tout au contraire il a pu apporter quelque soin et même un véritable artifice à supprimer les analogies qui auraient pu faire reconnaître l’homme dans l’écrivain, à effacer par des pas en sens contraire les traces qui auraient aidé les curieux à remonter jusqu’à lui. Par le secret même dont il s’est entouré et qu’il est parvenu à rendre presque impénétrable, Junius a montré avec quelle inquiétude et quelle habileté il savait se dérober à tous les regards. C’est un prodige qu’un homme ait pu pendant des années discuter tous les événemens et toutes les questions du jour, attaquer tout le monde, écrire sur tout ce dont on parlait, divulguer même ce qu’ignorait le public, livrer enfin aux nombreuses mains qui préparent, composent et distribuent un journal deux cents lettres de la sienne, sans se dévoiler, sans se trahir. Que d’efforts n’a-t-il pas dû faire pour éviter que ses écrits rappelassent ses entretiens, ou ses entretiens ses écrits ! Il a tout fait pour ne pas se ressembler à lui-même.

Il faut ajouter que le succès de cette dissimulation forcée était facilité par la liberté ou plutôt la licence qu’il prenait en écrivant. Convaincu, je le veux, de la bonté de sa cause, de la légitimité de son opposition aux abus et aux fautes du gouvernement, enfin de la perversité de la plupart des hommes d’état de son temps, il n’avait pas grand souci de la vérité, de la mesure, de la bonne foi dans ses attaques contre une politique détestée. Pour faire justice, il violait au besoin la justice. Il se permettait tout, il hasardait tout ; il ne craignait pas d’outrer sa pensée, de désavouer ses propres sentimens, ses affections personnelles, de manquer à la reconnaissance et à la fidélité, de tout sacrifier enfin au besoin de produire un effet favorable à sa cause, ou seulement de satisfaire aux emportemens de la haine et de la vengeance.

De là résulte l’impossibilité ou du moins la difficulté de juger sûrement de l’origine de ses lettres par le contenu et d’invoquer pour ou contre celui qu’on soupçonne la vraisemblance ou l’invraisemblance. Si dans certaines pages on lit quelque chose de contraire aux sentimens connus, aux affections probables, aux devoirs évidens de celui à qui on les attribue, il semble assurément très logique de conclure qu’elles ne doivent pas être de lui ; mais il faut aussitôt se rappeler que c’est ici une œuvre de feinte et d’imposture et comme le