Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 77.djvu/423

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

n.

I

Mes premières relations avec Étienne remontent au deuxième samedi de janvier 185… Je fis sa connaissance à dîner, chez ce pauvre Alfred Tattet, qui adorait la poésie et la peinture, et qui a gagné le gros lot de l’immortalité en méritant une dédicace de Musset. On respirait la renommée à pleins poumons autour de cette table hospitalière. Jugez des émotions qui durent agiter un pauvre conscrit de lettres, lorsque j’entendis annoncer coup sur coup Dumas fils, Ponsard, Meissonier, Jadin, Decamps, et dix autres personnages presque aussi célèbres en divers genres ! Mes oreilles, mes yeux ne m’appartenaient plus : je dévorais les physionomies, je buvais les paroles, j’avais l’air d’un jeune paysan de Béotie introduit par méprise au banquet des dieux.

Entre tous ces illustres, Étienne — puisque nous sommes convenus de l’appeler ainsi — me captiva de prime abord. Je me sentis non-seulement attiré, mais fasciné. Quand je cherche aujourd’hui les causes de cette première impression, je n’en trouve qu’une : c’est qu’il représentait le type du brillant écrivain tel qu’on se le figure a priori. Il était grand, il était brun, il était svelte et de tournure martiale ; sa barbe vierge et ses cheveux un peu longs se massaient librement, mais sans négligence, dans un désordre bien ordonné. Sa toilette pouvait passer pour un chef-d’œuvre, tant les lois qui régissent notre uniforme bourgeois étaient coquettement éludées. La coupe de l’habit, le nœud de la cravate blanche, l’échancrure du gilet, que sais-je encore ? tout, jusqu’à la chaîne de montre, était original, voulu, prémédité au plus grand avantage de la personne ; aucun détail ne semblait livré au hasard ou à la routine des tailleurs, et pourtant rien ne rappelait les hautes fantaisies de 1830. On n’aurait pas su dire en quoi cette tenue péchait contre la mode du jour. Il y avait de la recherche sans affectation, de l’aisance sans débraillé et une pointe de crânerie sans fanfaronnade dans ce dandysme cavalier qui m’éblouit.

Étienne avait alors plus de trente et moins de quarante ans ; on comprendra la réserve qui m’interdit de préciser son âge. Ses parents, bons bourgeois, plus qu’aisés, presque riches, l’avaient mis au collège, et après de brillantes études il était entré de plain-pied dans les lettres. Ses débuts furent heureux ; il plut des encouragements, et de très-haut, sur sa jeune tête. Balzac déclara qu’il avait des idées ; Stendhal, qu’il raisonnait juste, et Mérimée, qu’il écrivait bien. Les grands poètes du siècle répondirent en vers à ses vers ; Sainte-Beuve lui consacra une étude magistrale ; David d’Angers fit son buste et M. Ingres son crayon. Lorsque j’eus l’honne