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nous si nous sommes créés l’un pour l’autre ? Après mûre délibération, ne pouvant prendre conseil que de moi-même, voici ce que j’ai imaginé. Vous viendrez dimanche à la messe de onze heures, dans la petite église de la Trinité, rue de Clichy. J’y serai de bonne heure et je me placerai, s’il est possible, à droite ; vous me reconnaîtrez à ma robe et à mon chapeau de velours bleu foncé ; la plume du chapeau est noire et moi je suis blonde. Un homme peut aller et venir dans une église pendant le service divin sans se faire trop remarquer. Vous suivrez une première fois le couloir de droite entre les chaises jusqu’à ce que vous m’ayez vue ; vous vous en retournerez sans faire aucun signe et vous vous livrerez à vos réflexions ; puis un moment après l’oraison dominicale, vous reviendrez par la même route, et si je vous ai plu, vous passerez votre mouchoir sur votre front. Quel que soit votre avis sur mon humble personne, ne m’attendez pas à la sortie, ne m’offrez pas l’eau bénite, gardez-vous de me saluer et de me suivre, même de loin I Je suis accompagnée partout et rigoureusement observée. Attendez que je vous écrive et que je trouve le moyen de recevoir vos lettres ou vos visites sans m’exposer. Ce n’est pas de vous que je me méfie, ô Dieu, non ! Et à preuve, monsieur Étienne, c’est que je signe cette lettre qui met à votre merci mon honneur et mon repos.

« Hortense BERSAC, née de GARENNES. »

Les vingt premières lignes étaient parfaitement lisibles ; la fin, beaucoup plus hâtée et écrite d’une encre assez pâle, ne se déchiffrait pas si bien. Le papier in-quarto, d’un blanc bleuâtre, ressemblait à celui qu’on donne aux voyageurs dans les hôtels de second ordre ; on avait déchiré le coin supérieur de gauche, qui sans doute portait une indication imprimée. Pas d’enveloppe ; la lettre, pliée à l’ancienne mode, fermée d’un pain à cacheter et vierge de timbre-poste, était adressée à M. Étienne, chez M.Bondidier, éditeur.

« Eh bien ! demanda-t-il de son ton le plus goguenard, qu’en dis-tu ?

— Je dis, mon cher, que le futur auteur de Jean Moreau a manqué de discernement pour la première fois de sa vie. Cette lettre est d’une jeune et jolie veuve, provinciale, riche, dévote, mais nullement sotte, qui vient à Paris tout exprès pour demander ta main.

— Ah ! parbleu ! Je voudrais savoir où tu as pris ces renseignements. Pars du pied gauche, Zadig, et prouve-moi par A plus B que je suis une bête !

— D’abord, Mme Bersac est jeune ; son écriture le dit assez.

— L’écriture des femmes, comme leurs épaules, a le privilège de rester jeune quand tout le reste a vieilli.