tous les soirs. Cette amitié d’Ampère et de Tocqueville était si connue et si bien établie que lorsqu’on abordait Tocqueville dans le monde, c’était une entrée en matière toute naturelle et toute flatteuse que de lui parler d’Ampère. « C’est un sujet, écrivait-il à son ami (12 mai 1857), qu’on entame volontiers avec moi pour me faire parler, de même qu’un causeur habile commence par interroger son interlocuteur sur lui-même, afin de le mettre en train. J’ai surtout remarqué deux hommes d’esprit de vos amis, Doudan et Mohl, qui m’ont dit sur vous des choses fines et vraies qui m’ont fait plaisir, et dont le résumé est ceci : que depuis plusieurs années vous aviez singulièrement accru encore votre talent, et comme fond et comme forme, et ne cessiez de l’accroître. Ce qui est aussi mon avis… »
Il me faut pourtant toucher à un point délicat. Dans une des lettres de Tocqueville à Ampère, datée de la dernière année du règne de Louis-Philippe, je lis :
« Paris, 1847. — Mon cher ami, M. Guizot est venu hier à mon banc me demander si, lorsque le moment sera venu, vous consentirez à être présenté au roi. J’ai répondu de vos sentimens monarchiques et même dynastiques, et j’ai affirmé que vous accepteriez avec respect cette occasion d’entrer en communication directe avec sa majesté. Quoique M. Guizot m’en croie certainement sur parole, il m’a prié de vous adresser la question et de lui faire connaître votre réponse. Écrivez-moi donc, ou venez me dire deux mots aujourd’hui à la chambre… »
J’avoue avoir peine encore aujourd’hui à comprendre la question que M. Guizot adressait à Tocqueville. Il faut savoir qu’Ampère, qui était déjà de l’Académie des Inscriptions depuis 1842, venait d’être nommé membre de l’Académie française en remplacement de M. Guiraud. Comment un écrivain qui n’avait cessé depuis le commencement de ce régime de remplir des fonctions au nom de l’état, soit comme suppléant à la Faculté, soit comme maître de conférences à l’École normale, qui était professeur en titre au Collège de France, qui avait eu du ministre de l’instruction publique une mission pour son voyage d’Égypte, comment un tel académicien se serait-il dérobé à la visite d’usage et de pure forme, la présentation au roi ? Ampère sans doute pouvait faire théoriquement profession de républicanisme, mais c’était un pur républicain de salon qui n’avait jamais, il faut bien le savoir, écrit dans sa vie un seul article politique, comme nous tous avions fait plus ou moins : lui, il s’était toujours abstenu ; je le répète, ni sous la restauration, ni durant les dix-huit années de Louis-Philippe, Ampère n’avait jamais imprimé une seule ligne de politique, ce qui n’empêchait pas qu’il ne fût fort vif en causant et fort sincère, qu’il ne tînt même à faire