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paternelle. De toutes parts arrivaient des témoignages de sympathie. L’Europe applaudissait à l’attitude du général pendant son injuste détention et au noble dévoûment de sa femme.

Au milieu de ce groupe, la figure originale de Mme de Tessé mérite une place à part. Elle n’avait pas comme ses nièces l’appui de la foi religieuse ; elle avait connu Voltaire et toute l’école philosophique, dont elle professait les idées, ce qui ne l’empêchait pas de supporter l’adversité avec autant de résolution que personne. Plus prévoyante que beaucoup d’autres, plus éclairée sur la durée probable de la révolution, elle avait emporté, en quittant la France, de quoi vivre à l’étranger, et avait cru ne pouvoir placer son capital avec plus de profit et de sûreté que dans le sol. Elle avait d’abord acheté une ferme en Suisse, dans le canton de Fribourg, d’où les progrès de la république l’avaient chassée ; elle était venue ensuite s’établir dans le Holstein, espérant être assez loin pour vivre à l’abri, et décidée, disait-elle, à aller, s’il le fallait, jusqu’à Astrakan. Elle vivait en fermière, au milieu de ses vaches, et avait conservé dans l’exil son esprit piquant et gai. Aussi bonne qu’active, ses parens et ses amis affluaient sous son toit. Elle admirait sincèrement son neveu, le général Lafayette, et le reçut à bras ouverts. Sous cet âpre ciel, dans cette demeure champêtre, on retrouvait la conversation du bon temps. Malgré les tortures du passé et les incertitudes de l’avenir, on jouissait du présent avec cette insouciance que donne l’habitude du malheur. Il y eut même un mariage dans la famille ; l’aînée des filles du général épousa M. de Latour-Maubourg, frère du prisonnier d’Olmutz. Mme de Lafayette, toujours malade, était hors d’état de marcher ; son fils et son gendre durent la porter à la chapelle où se fit la cérémonie.

Sa convalescence fut encore troublée par la nécessité de rentrer en France, où les affaires de la famille l’appelaient impérieusement. Elle seule pouvait les suivre, car elle seule pouvait rentrer. La France était encore fermée à Lafayette et à ses compagnons de proscription. Après la révolution du 18 brumaire, le général, qui était en Hollande, se hâta de revenir à Paris comme de plein droit, sans demander sa radiation de la liste des émigrés. Le premier consul en parut fort irrité. Mme de Lafayette, toujours prête aux fortes résolutions, demanda à voir Bonaparte ; elle en fut accueillie avec bienveillance. Elle exposa avec autant de fermeté que de tact la situation particulière de son mari et le bon effet que son retour ne pouvait manquer de faire sur l’opinion publique. Le premier consul fut très frappé de sa démarche et de son langage. « Je suis charmé, madame, lui dit-il, d’avoir fait votre connaissance ; vous avez beaucoup d’esprit, mais vous n’entendez rien aux affaires, » Il fut cependant convenu que le général resterait en France sans demander d’autorisation, et qu’il attendrait à la campagne la fin légale de sa proscription. Les deux époux allèrent s’établir au château de