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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 77.djvu/565

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un pied dehors, et les Bersac n’arrivaient qu’à six heures. Comme il était parti le soir, il n’avait pris aucune provision de lecture, si ce n’est l’itinéraire des chemins de fer. Il sonna pour avoir des journaux ; un garçon de l’hôtel en apporta cinq ou six qui lui parurent vieux d’un an, quoiqu’ils fussent de l’avant— veille. L’ennui le prit ; ces natures pétulantes supportent malaisément trois ou quatre heures d’inaction. Il se mit à marcher de la porte à la fenêtre et de la fenêtre à la porte, comme un factionnaire ou un prisonnier. La pendule marchait aussi, mais lentement ; il s’avisa que les minutes de province pourraient bien être un peu plus longues que celles de Paris. A coup sur, la pluie de Paris était moins monotone, moins obstinée, moins insolente que ce déluge départemental. « J’ai vu tomber l’eau quelquefois, mais sans y prendre garde : on causait, on riait, les amis entraient et sortaient ; au pis aller, j’ouvrais un livre ou je regardais un tableau. Si la mélancolie avait été trop forte, je me serais fait conduire au cercle ou chez Anna. Le soir, à l’heure des spectacles, il peut pleuvoir à cuveaux sans que personne en sache rien, sauf les cochers et les sergents de ville. »

A force d’écarter les rideaux, il découvrit son pendant de l’autre côté de la rue. C’était un homme de soixante à soixante-cinq ans, peut-être un ancien colonel, qui logeait en face de l’hôtel, au premier étage : haute taille, forte corpulence, cheveux blancs taillés en brosse, moustache hérissée, pas d’autre vêtement qu’un pantalon soutenu par des bretelles de tapisserie et un col noir bouclé sur la nuque. L’appartement semblait vaste et riche, mais le pauvre guerrier en retraite jouissait visiblement peu de ses confortables loisirs. Il circulait à grandes enjambées dans une demi-douzaine de chambres, s’arrêtait méthodiquement à la même fenêtre, appuyait la main droite au même carreau, jouait un air très— court, le boute-selle ou la Casquette, bâillait copieusement et esquissait une pirouette sur le talon droit. Tous les quarts d’heure, il prenait une grosse pipe, l’allumait avec du papier, se jetait dans un fauteuil, aspirait cinq ou six bouffées, entr’ouvrait la fenêtre et secouait la cendre sur le trottoir.

Ce manége finit par exaspérer Étienne « Quoi ! pensait-il, voilà un homme qui a été jeune, fringant, ambitieux tout comme un autre ; il a rêvé gloire et victoire, on trouverait peut-être à son dossier une action héroïque, enterrée dans les cartons du ministère ; il n’a pas l’air d’un sot, il parait avoir de quoi vivre, et il végétera jusqu’à son dernier jour dans cet étroit ennui de la province comme un chêne dans un pot de fleur ! Et ! va-t’en donc à Paris, grosse bête ! »