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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 77.djvu/732

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qui se jette sur l’univers comme sur une proie et une conquête. Les doigts font la lente et difficile éducation du regard, éducation qui chez certains peuples et certains individus n’est jamais achevée. La perspective naïve et enfantine des premiers maîtres allemands ou italiens, qui nous fait sourire aujourd’hui, ne choquait pas autrefois. Dans des paysages nouveaux, en face de grands obstacles, d’objets informes, rochers, dents et ressacs des glaciers, nous perdons quelquefois tout à fait le sentiment des distances et des grandeurs. Dès que les termes de comparaison ordinaires font défaut, nous sommes déroutés. Le paysage des hauteurs alpines où la végétation a disparu nous jette en de perpétuels étonnemens. Les grands peintres laissent toujours dans leurs paysages quelques objets familiers pour venir en aide à notre infirmité. La pleine mer sans une voile ne donne pas l’impression de la grandeur. Le raisonnement joue un rôle essentiel dans la vision : l’esprit lit le monde à travers les caractères que la lumière trace incessamment sur la rétine; mais, avant que nous ne devenions familiers avec cette langue, que de tâtonnemens, d’illusions et d’erreurs! Pendant cette période, nous ne saurions nous passer des mains, l’idée de la forme n’arrive à notre esprit que par le toucher. Voir n’est pas assez pour l’enfant, est-ce assez pour l’homme? et ne sentons-nous pas souvent un invincible désir d’user de nos mains en même temps que de nos yeux? Nous ne croyons rien posséder, si nous ne le touchons, si nous ne le tenons. Il semblerait qu’il y a toujours dans le regard je ne sais quoi d’insuffisant et de stérile. La correspondance entre le monde externe et les sens n’est pas complète du premier coup, les premiers efforts de l’esprit ne sont qu’une perpétuelle comparaison entre les impressions tactiles et les images que donnent les objets les plus rapprochés.

Une à une et à l’aide de cette comparaison, nous étudions toutes les formes; l’intelligence ne définit pas du premier coup le cube à la façon d’Euclide; le doigt a besoin d’en sentir les arêtes et les angles en même temps que l’œil en aperçoit les faces diversement éclairées. Le nouveau-né est plus inhabile que la plupart des jeunes animaux à user de ses sens, il ne voit pas le sein de la nourrice, il le cherche d’abord en tous sens avec une angoisse impatiente. Le toucher de ses petits doigts, qui se serrent convulsivement, est un toucher maladroit, gauche, sans discernement. L’homme est inférieur au début à beaucoup d’animaux, servis par un instinct plus prompt; mais l’animal ne cherche rien derrière l’impression, l’homme y cherche des abstractions. Les carrés lui donnent l’idée du carré, les ronds celle de la circonférence, les corps multiples l’idée du nombre, les mouvemens l’idée de l’espace. Quand la con-