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c’est en les comptant que le poète a rimé ses strophes et que les vainqueurs les ont chantées.

Nous avons vu et nous verrons encore comment les ballades corrigent l’histoire ; elles rendent le même service à la littérature : grâce à la chanson sur la bataille de Naefels, il sera curieux, je crois, de mesurer jusqu’à quel point la physionomie de ces temps reculés est falsifiée par les poètes modernes. Dans cette bataille, qui fut livrée deux ans après celle dont nous venons de parler, l’Autriche reçut à l’orient la même leçon qui lui avait été infligée à l’occident La seconde victoire » confirmant la première, dessina autour du haut pays, comme une circonférence passant par Sempach et par Naefels, une enceinte en-deçà de laquelle il était défendu aux ennemis de la liberté de pénétrer.

C’est une rareté qu’une composition suisse dans un poète de la Suisse au XVIIIe siècle, et alors surtout ce pays était en littérature un simple département de l’Allemagne. Il y a cependant une idylle nationale, une seule, dans Salomon Gessner ; elle a pour titre das hölzerne Bein, la Jambe de Bois, et pour sujet le combat de Naefels. Avant de rapprocher cette églogue de la vieille ballade, il convient de se placer dans le milieu où vivait l’auteur. Figurons-nous un bon libraire de Zurich, peintre à ses momens, graveur de réputation et poète studieux, s’échappant tous les ans de sa ville savante au moment des vacances, lorsque ses amis Füssli, Breitinger, Lavater, prenaient aussi leur volée. La plupart d’entre eux faisaient à pied quelque pérégrination dans l’Appenzell. Pour lui, en qualité de poète, il cherchait des sites plus sauvages, des montagnes plus abruptes, des chalets plus primitifs. Gessner accordait ses préférences à la verte Limmat, et remontait tous les ans la belle rivière qu’il voyait couler à travers sa ville. Il la suivait d’abord à travers le joli lac riant qui causa l’impatience de notre Victor Hugo, mais qui était si bien fait pour plaire au siècle des Boucher et des Watteau. Il la retrouvait dans la plaine et dans les joncs qui séparent ce lac du Wallensee, il n’avait garde de s’en séparer lorsque, tournant brusquement vers le sud, la vallée se rétrécit, et, franchissant de hautes cascades, se dresse entre les âpres rochers du canton de Glaris ; il s’arrêtait enfin à droite, dans le Klönthal, à l’extrémité d’un petit lac qui est placé au pied de l’immense Glärnisch comme un miroir pour en refléter l’image. Une inscription gravée sur le rocher rappelle au touriste que le poète bucolique de la Suisse venait là tous les ana passer quinze jours dans le chalet d’un berger, manger son pain, son miel, son fromage, et recueillir sans doute les élémens de quelque pastorale à la Théocrite, Il coudoyait à chaque pas sans la voir la véritable idylle. S’il avait deviné que