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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 77.djvu/963

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vouloir ne lui rien faire exprimer qui ne fût conforme à la noblesse, il l’a dépouillée d’une partie de sa vigueur. Certes il est bien touchant ce Stabat mater dolorosa qu’il a chanté avec l’instrument du pinceau et la gamme des couleurs; cette élégie peinte qu’il a refaite toute sa vie sans se lasser, vous la rencontrerez partout sur votre route, à Malines, à Anvers, à Gand, à Bruges, toujours attendrissante, et vous laissant dans un trouble délicieux, composé d’angoisse pour la douleur qu’elle vous exprime, et d’allégresse pour le ravissement qu’inspire toujours un noble spectacle; mais que nous sommes loin de la puissance pathétique de Rubens! Ce ne sont pas de douces larmes que ce dernier appelle au bord de vos yeux, et ce n’est pas un trouble délicieux qu’il vous fait ressentir; ce sont vos larmes les plus amères qu’il vous arrache, ce sont les puissances mêmes de la vie qu’il révolte en vous. Votre nature fait explosion, les sanglots montent du fond de votre poitrine et vous étreignent la gorge; vous faites effort pour ne pas éclater devant les inconnus qui sont à vos côtés et qui sont étrangers peut-être à ces émotions, et vous détournez la tête, incapable de supporter le degré d’angoisse qu’inspirent des spectacles comme la Descente de croix, le Christ entre les deux larrons et ce terrible Christ à la paille, dernier mot de la peinture comme expression, car au-delà commence le rôle de la parole et du drame. C’est au spectacle inverse que Jordaens nous fait assister; de même que Van Dyck n’a pu absorber que les atomes les plus nobles du riche mélange de Rubens, Jordaens n’a pu absorber que ses atomes les plus terrestres. Il lui a pris l’éclat, le mouvement, le sentiment populaire, la fougue physique, le sentiment de la réalité; mais, comme sa nature n’est que force, elle a pour ainsi dire vulgarisé tous ses emprunts. Cette réalité de Rubens, en passant chez lui, est devenue trivialité, cette fougue physique est devenue cynisme, ce sentiment populaire est devenu populacier. Tous ces élémens robustes, qui chez Rubens engendraient la parfaite santé, maintenaient l’équilibre de la nature et empêchaient les qualités plus hautes de s’affadir en mignardises ou; de s’évaporer en vaines aspirations, engendrent chez Jordaens une pléthore de vie qui est une véritable maladie, et qui étouffe sous son poids tout germe noble. Rubens vit de la réalité, Jordaens en crève. Fort différent de ces deux hommes remarquables est le bon et sage Gaspard de Crayer. Il est certains tempéramens délicats et débiles qui ne peuvent absorber les élémens les plus salubres qu’à doses homœopathiques, que les calmans pris en quantité ordinaire affaiblissent, que les toniques pris en quantité modérée enivrent. Gaspard de Crayer était de ceux-là. Élevé à une autre école que celle de Rubens, il a ressenti sa forte influence, et il