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fille malade du musée Van der Hoop; pour la vigueur du faire, la finesse du rendu, la conscience patiente de l’exécution, il est bien loin de tous ces petits grands maîtres qui s’appellent Van Ostade, Mieris, Metzu, Gérard Dow. Pour de l’esprit, il en a beaucoup, il n’en a pas plus néanmoins qu’un Adrien Brauwer par exemple, et surtout il l’a moins franc et moins naturel. Jean Steen manque absolument de simplicité, ce qui est étrange, étant donnés les sujets vulgaires qu’il traite; il est singulièrement compliqué, entortillé, quelquefois même alambiqué. Il sous-entend souvent des espèces de symboles et des idées d’une philosophie douteuse sous ses scènes de débauche et ses charges bouffonnes; cependant c’est un très grand artiste malgré tous ces défauts, car nul peintre hollandais ne possède à ce point la poésie des sujets qu’il traite, et n’a saisi à ce point, toute palpitante, toute chaude de ses basses émotions, l’âme vivante de la canaille dont il a transporté sur sa toile le bestial emportement.

A quoi pensait donc le pauvre Henri Heine, me suis-je écrié intérieurement, une fois devant un tableau de Steen, lorsque dans une de ses fantaisies il entonnait un hymne à cet artiste comme au peintre des joies de la vie et des brillantes sensualités? Lui, Jean Steen, un apôtre de cette fameuse réhabilitation de la chair dont il fut tant question après juillet 1830! Mais au contraire ses tableaux semblent faits exprès pour rendre à toute âme un peu délicate le même service que les aristocratiques Spartiates demandaient aux ilotes. Cependant, en réfléchissant un peu, on voit très bien ce qui a séduit et égaré Henri Heine : c’est précisément cette force poétique que nous indiquions tout à l’heure comme le grand mérite de Jean Steen. Eh quoi! direz-vous, il peut y avoir de la poésie dans ce qui est franchement ignoble? Eh! mon Dieu, oui, car la poésie est partout où la vie se rencontre avec intensité. Le troupeau de pourceaux que Jésus anima des démons qu’il avait tirés du corps du possédé fut certainement poétique un moment, pendant qu’il courait se précipiter dans la mer. Les voyez-vous, les immondes animaux, stimulés par l’éperon intérieur du diable, s’abandonnant à une course vertigineuse que n’égalèrent jamais les fantasias arabes les plus effrénées ? Entendez-vous la formidable musique de leurs grognemens? Voyez-vous ce suicide en masse qu’ils exécutent par le fait d’une force qui leur est inconnue, comme des victimes de la fatalité antique? C’est une semblable poésie qui distingue le troupeau de pourceaux humains que nous montre Jean Steen.

Tous ceux qui ont habité la Hollande s’accordent à déclarer que ce peuple d’apparence impassible et flegmatique, qui semble alourdi et assagi par l’excès de la lymphe, est de tous les peuples celui qui se rue au plaisir avec le plus brutal empressement. C’est