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Malgré cette brusque interruption d’une entreprise si favorable aux chrétiens d’Orient, le traité de Sistova ne mettait fin ni aux alarmes des oppresseurs ni aux espérances des opprimés. Des événemens d’un autre ordre, compliquant et aggravant la servitude des Serbes, précipitèrent bientôt le dénoûment inévitable. Le sultan Sélim III, qui venait de monter sur le trône, était un de ces princes réformateurs comme en a suscité l’esprit du xviiie siècle. Avant lui déjà, bien des rapports s’étaient établis entre la Turquie et l’Occident, surtout depuis que la diplomatie française commençait à s’inquiéter des projets moscovites. En 1785, un ambassadeur de Venise auprès de la Porte, Agostino Garzoni, dans une de ses relations, signalait la présence d’un grand nombre d’officiers français envoyés en Turquie aux frais de leur gouvernement et occupés à y introduire des réformes militaires. À l’avènement de Sélim, en 1789, ce travail de rénovation prit un caractère bien autrement hardi. Changer l’armement des troupes, relever la marine, fortifier les ports, ce n’était pour lui qu’une faible partie de sa tâche. Avec les ingénieurs français, les idées françaises avaient pénétré à Constantinople. On traduisait en turc les ouvrages de Vauban, on traduisait aussi l’Encyclopédie. Sélim conçut le projet de détruire le vieux système ottoman, cette féodalité militaire qui paralysait l’empire, et d’y substituer la puissante organisation des états modernes. D’après le plan de Sélim, plus de pachas héréditaires gouvernant les provinces en maîtres et obligés seulement de payer au sultan le tribut annuel ; on ne les nommerait que pour trois ans, et, ce terme passé, si leur administration soulevait des plaintes, on les remplacerait. Plus de ces janissaires établis dans les villes, y pratiquant toute sorte de métiers, imposant des corvées aux raïas, ne faisant le service qu’aux jours de solde, espèce d’aristocratie guerrière dégénérée et n’employant ses priviléges qu’à la satisfaction de ses intérêts ; il s’agissait de les reconstituer en armée régulière et de soumettre cette armée à la discipline occidentale. Plus de ces despotes sans nombre autorisés à pressurer les raïas, pourvu qu’une grande part de ces rapines enrichît le trésor des sultans ; l’état, comme chez les nations chrétiennes, formerait une vaste régie, et la dette de chacun serait légitimement perçue par des employés responsables. C’est toute une révolution ; Sélim y succombera. Il fallait bien des années, bien des luttes, bien des tragédies horribles, avant que l’empire des sultans pût réaliser quelque chose d’un tel programme.

Quel va être pour les Serbes le résultat de ces révolutions ? Un résultat singulier et bien inattendu. Tantôt un pacha favorable aux réformes de Sélim appellera les Serbes à son secours contre les