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de partager avec sa rivale l’immense empire de l’Inde. Sont-ce les hommes qui ont fait défaut ? Non, les Anglais n’ont pas eu en Asie à cette époque un administrateur qui fût l’égal de Dupleix ni un officier qui fût supérieur à Bussy. Le gouverneur Saunders n’avait guère d’autre qualité que la persévérance ; Lawrence ne fut si souvent victorieux que parce que les généraux qu’on lui opposait manquaient de nerf et d’habileté. La compagnie anglaise n’eut qu’un homme de génie, Robert Clive, et encore il ne paraissait que par occasion sur le théâtre de la guerre, et les actes qui ont fait sa réputation ont tous été accomplis sur un autre terrain. Faut-il attribuer au caractère propre des deux nations les désastres de l’une et la victoire de l’autre ? Encore moins ; nul n’a mieux compris que Dupleix et Bussy comment il convient de manier les populations natives. Les indigènes se sentaient attirés par l’esprit chevaleresque, le désintéressement et la bravoure de nos compatriotes, qui devinèrent, bien avant que les Anglais n’en aient eu l’idée, que les royaumes de l’Hindoustan avaient besoin d’un appui extérieur, et que les Européens, sans exercer en apparence aucun pouvoir, par le seul fait d’un protectorat bénévole, pouvaient régner en maîtres sur la péninsule tout entière. C’est en France même, et non ailleurs, que nous découvrirons le motifs de l’échec que la politique française a subie dans l’extrême Orient au XVIIIe siècle. Depuis la fondation de Pondichéry en 1674 jusqu’à la prise de cette ville en 1761, le gouvernement royal ne s’occupa des affaires de l’Inde que pour y intervenir d’une manière funeste. Les premiers directeurs de la colonie ne recevaient rien de la mère-patrie, ni troupes ni subventions. Leurs petites armées se composaient de soldats d’aventure ; elles étaient commandées par des officiers incapables : à l’exception de Bussy, jamais Dupleix ne put mettre à leur tête un général de quelque talent. Lorsque les ministres daignèrent porter leur attention sur ces établissemens lointains, ce fut pour restituer aux Anglais Madras, que La Bourdonnaye avait conquis, pour remplacer Dupleix par Godeheu, pour y envoyer Lally, un général brave sans contredit, mais d’une inexpérience déplorable ; encore Lally fut-il abandonné à lui-même en face d’un adversaire dont les ressources se renouvelaient sans cesse. Cette histoire est triste. Cependant, si la politique française fut à cette époque de notre vie coloniale faible et maladroite, on s’en console en songeant à ces brillans aventuriers qui représentèrent leur pays avec tant d’éclat pendant près d’un siècle, et qui ont laissé dans la mémoire des peuples de l’Hindoustan le souvenir durable de leurs infructueuses entreprises.

H. Blerzy.