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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/189

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saire. Il eût été, son courage et son talent à part, le plus habile pilote des côtes de France, d’Angleterre et de Hollande. Arrivé à cette première limite, son génie se transforme. Il songe à ce qu’il pourrait faire en tenant dans sa main plusieurs navires comme il y tient le sien, les groupant autour de lui sans ordre, presque à l’aventure, mais sûr qu’ils ne sortiraient pas du cercle d’action où s’exercerait sa puissante initiative, échauffant du feu de son âme des capitaines, tous ses admirateurs ou ses amis, et à qui, une fois l’affaire engagée, cette seule devise : « tous pour un et un pour tous! » tiendrait lieu de discipline et de tactique. Il fut donné à Jean Bart de se révéler au moment où la grande marine de flotte s’amoindrissait entre les mains du successeur de Seignelay. Le commerce commençait à se protéger lui-même, il organisait des armemens particuliers sur une vaste échelle. Il lui fallut un chef, un organisateur; ce fut Jean Bart. Entrant dans la marine royale comme commandant de ces grands armemens autorisés par le roi en qualité de capitaine de frégate, de capitaine de vaisseau, puis de chef d’escadre, il stipula toujours néanmoins son indépendance, tant l’illustre marin conservait, même au comble de sa gloire, une instinctive aversion pour toute hiérarchie militaire. Ce furent ces escadres de corsaires qui, par les pertes immenses qu’elles firent subir aux alliés, déterminèrent en partie la paix de Ryswick, et elles eussent peut-être changé le cours des événemens de la guerre de la succession d’Espagne, si Jean Bart eût vécu.

Il était mort après avoir créé la guerre de course comme Tourville avait créé la guerre d’escadre. Tous deux laissèrent des fils; mais Jean Bart devait être plus heureux que Tourville. François-Cornil Bart perpétua un jour en effet, revêtu de la dignité d’amiral, le nom de son père, tandis que le jeune Tourville tomba dès sa première campagne noblement frappé, mais ignoré. Plus heureux encore à un autre point de vue, pendant que Tourville jusqu’à une époque bien avancée du siècle n’eut que de pâles imitateurs, Jean Bart laissait derrière lui pour héritiers de son génie et de son bonheur Duquesne Mosnier, le chevalier de Saint-Pol, Forbin, Ducasse, Cassard et surtout Du Guay-Trouin, qui devait illustrer Saint-Malo comme Jean Bart avait illustré Dunkerque.

Du Guay-Trouin venait d’être nommé capitaine de vaisseau lorsqu’il obtint du roi la permission de faire construire à Nantes deux bâtimens de 50 canons chacun, le Jason et l’Auguste. C’est sur le Jason qu’il apparaît dans la pleine originalité de son héroïsme et de ses ressources d’homme de mer. En 1704, il part avec le Jason, l’Auguste et une corvette de 8 canons, la Mouche. Sa première croisière est pour les Sorlingues, où atterrissent d’ordinaire les flottes