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parlé, la cause est instruite. Le plan de bataille est tracé, on se lève et l’on va souper. Ce bon bourgeois qui gouverne ainsi la majorité de l’assemblée souveraine, c’est François Deák.

Un incident extraordinaire vint encore accroître l’estime que lui avait vouée la nation. Pendant l’agitation qui précéda les élections pour la diète de 1843, il s’était élevé avec force contre l’exemption d’impôt dont jouissait la noblesse. Dans le comitat de Zala, comme partout, deux partis se trouvaient en présence : l’un invoquant le droit acquis, les anciennes traditions, la constitution sainte, dont il ne fallait détacher aucune pierre sous peine de la voir crouler tout entière; l’autre parlant au nom de l’égalité, de la justice, de l’intérêt public, des principes de la civilisation moderne, et visant à conférer les mêmes droits « jusqu’au dernier des zigeuner. » La noblesse indigente, « les pauvres en sandales » (bocskoros namesek), comme on les appelle en Hongrie, étaient très nombreux dans le comitat. Le parti conservateur était parvenu en cette occasion à entraîner la plupart d’entre eux, quoique d’ordinaire ils se prononçassent pour les idées les plus démocratiques. Ni l’argent ni le vin n’avaient été épargnés pour décider les récalcitrans. Le jour de l’élection, ils se réunirent en foule au chef-lieu aux cris incessamment répétés de nem adozùnd ! pas d’impôts! Les élections en Hongrie ne se font point avec cet ordre, ce calme, qu’on apporte en France à cet acte décisif de la vie politique. Ce qui s’y passe rappelle bien plutôt les luttes animées, violentes, souvent grossières, qui éclatent sur les hustings en Angleterre et en Amérique. Les pays libres ne s’effraient pas de ces désordres momentanés. Ce sont les exutoires des colères populaires. Quand sur les flancs d’un volcan s’ouvrent de petits cratères par où la lave peut s’épancher, les grands bouleversemens cessent d’être à craindre. Deák ne fut pas élu. Ses adversaires allèrent même jusqu’à le menacer dans sa paisible retraite de Kehida, mais les partisans de la réforme ne se soumirent pas aussi facilement que leur candidat à l’échec qu’ils venaient de subir. Une seconde épreuve eut lieu. Cette fois ils n’hésitèrent point à suivre l’exemple des conservateurs, et comme eux ils eurent recours aux promesses, à la corruption, à l’intimidation, même aux violences. De nouveau on en vint aux mains, le sang coula, mais ils l’emportèrent. Deák s’était élevé de toute son énergie contre les manœuvres employées par ses amis. Il avait déclaré d’avance qu’il n’accepterait pas un siège conquis, enlevé d’assaut par des moyens qu’il réprouvait. On ne voulut pas le croire; on se persuada qu’une fois élu il ne pourrait refuser. Deák fut inflexible, rien ne put le faire revenir de sa résolution. « Je n’ai pas, disait-il simplement, deux poids et deux mesures; je