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courir cette élégie. Schiller, parlant un jour sur la tombe de je ne sais plus quel Roscius de son temps, commençait ainsi son oraison funèbre: « Hélas! messieurs, de l’art du comédien rien ne reste! » Plût à Dieu que cette opinion fût vraie, car mieux vaudrait cent fois que tout pérît que de voir ce que trop souvent nous voyons survivre. M. Roger fut certainement un des artistes les mieux doués de cette période, un de ceux que le succès a le plus légitimement récompensés de leurs efforts. Il fut à l’Opéra le dernier de ces chanteurs lettrés, intelligens, distingués en dehors des choses de leur art, dont Nourrit reste le modèle. Qui ne se souvient des triomphes obtenus par M. Roger dans le Fernand de la Favorite, dans le Jean de Leyde du Prophète, qu’il eut l’honneur de créer? Qui ne l’a cent fois regretté dans ce Raoul des Huguenots dont il fut, après Duprez et Mario, la plus brillante et la plus complète incarnation? De cruelles infortunes l’ont atteint; c’est un fait, et le public s’y est associé selon la mesure de son caractère, lequel, il faut bien le reconnaître, ne sera jamais très sentimental, quoi qu’on fasse. A tort ou à raison, le public se dit qu’il paie assez cher ses chanteurs de leur vivant pour n’avoir plus à s’occuper d’eux lorsqu’ils sont morts ou passent pour tels. Mlle Nilsson perdrait sa voix demain que pas un de ceux qui lui jetaient, il y a six mois, tant de bouquets n’irait seulement s’enquérir de ses nouvelles. Dura lex, sed lex; le public use et abuse du droit qu’il s’arroge d’être ingrat, et les chanteurs comme les cantatrices, prévoyant de loin cette ingratitude, réclament des appointemens de cent vingt et cent quatre-vingt mille francs; public et chanteurs, tout le monde est dans son droit, tous ont raison, excepté les directeurs, lorsqu’il leur arrive de se soumettre à ces ridicules prétentions. L’erreur complète, absolue, serait donc de croire que le public, quand vous revenez à lui après la défaite, puisse jamais vous tenir compte d’un passé dont il se tient résolument quitte. Les tristesses profondes, les douloureuses réactions qu’au spectacle de ces grandes décadences les honnêtes gens ressentent en particulier, la masse ne les connaît pas : elle est impitoyable, féroce, et devant ses grossiers quolibets et ses lazzi il n’y a pas de gloire qui tienne. Pourquoi aussi venir se fourvoyer dans cette galère? Toutes les belles raisons que donne M. Roger dans les longues lettres qu’il écrit aux journaux ne nous feront point croire qu’il n’eût point agi plus sagement en déclinant dès l’abord toute espèce de relations avec ce terrible Saint-Gueltas. A l’Opéra-Comique, à l’Opéra, tous lui avaient trop dit qu’il était un grand comédien, et n’avait nul besoin de sa cavatine pour continuer à réussir. Aux jours de défaillance, il a voulu tenter l’épreuve et s’est perdu. Je sais quelqu’un à qui Frederick Lemaître, plus avisé, répondait : « Vous me demandez pourquoi je ne joue pas Molière; mais c’est peut-être pour que les gens comme vous m’adressent cette question. Si je le jouais, vous ne me la feriez plus, et c’est là une curiosité qui flatte trop vivement l’amour-propre pour qu’on ne se garde