Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/317

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans ce ravin où vous la rencontrez, elle a cheminé lentement, patiemment, du fond des âges, portée par le souffle des continens qui ne sont plus. C’était d’abord une grande île où elle s’était réfugiée pendant des milliers de siècles. L’île a sombré, la mémoire s’en est éteinte; mais la fleur a survécu, elle raconte aujourd’hui les annales de tout un monde perdu.

Voyez ce brin d’herbe rampant au sommet chauve des Alpes. Qui l’a porté sur cette froide cime? Où s’est-il réfugié pendant l’époque glaciaire? Sur quelle moraine a-t-il flotté? sur quel bloc erratique? Vous voilà encore une fois rejeté, de génération en génération, de siècle en siècle, dans les plus grandes questions de la distribution première des êtres organisés.

Appliquée ainsi à l’observation de la nature, la méthode historique ouvre partout des horizons nouveaux, elle agrandit la dignité de chaque être. La généalogie que l’on dressait autrefois seulement pour les rois et les grands de la terre, il faut la faire maintenant pour chaque brin d’herbe, pour un insecte, un lis, une libellule. Que faisaient leurs ancêtres? Comment ont-ils traversé l’époque tertiaire? comment ce lis n’a-t-il pas perdu sa robe d’argent, cette marguerite sa couronne, cette parnassie sa tunique moirée, en traversant les révolutions du globe? Comment cette libellule a-t-elle voltigé de génération en génération depuis les forêts carbonifères jusqu’à nos jours sans se froisser les ailes? Où les anémones se sont-elles abritées en Suisse pendant le soulèvement des Alpes? Comment le Mont-Blanc, en émergeant, a-t-il porté sur ses épaules ses bouquets de gentiane, d’orchis, de rhododendron, de jonquille, sans les faner? Curieuses annales qui s’entrouvrent dans le calice d’une fleur comme dans de fond d’un océan !

À ce point de vue, les plantes deviennent les archives du passé, inscriptions vivantes qui racontent l’histoire des révolutions englouties sous les mers primitives. Certaines plantes d’Ecosse sont les mêmes que celles qui croissent sur les sommets des Alpes et du Groenland. Qu’est-ce à dire? Comment la migration a-t-elle pu se faire des cimes de l’Oberland à l’Ecosse? Elles ne peuvent vivre dans la plaine. Comment donc l’ont-elles traversée? Quelle énigme! En voici la solution. La simple rencontre de ces fleurs témoigne d’événemens immenses : une mer inconnue qui, roulant de l’Oural au Groenland, parsemée d’îles, portait sur ses glaces flottantes les graines et les plantes des Alpes à l’Ecosse, au Groenland, au Labrador. Sous le lit de la mer du Pas-de-Calais s’est retrouvée une forêt de conifères implantées dans le sol. Cette forêt dit assez que le continent et les îles britanniques étaient unis entre eux. La même bruyère et le même saxifrage croissent en Irlande, dans les Asturies et à Madère. Ne voyez-vous pas surgir aussitôt le continent