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mais elle ne sacrifierait son indépendance et ses libertés, garanties par la constitution, par les lois, par les diplômes d’inauguration et par les traités.

Ce qui étonne dans ce document, c’est qu’il n’y est pas fait appel une seule fois, même indirectement, au droit naturel. Deák n’invoque que le droit historique. C’est le contraire qu’on fait ordinairement quand on veut résister aux souverains et fonder la liberté. « Les droits des hommes réunis en société, disait Turgot, ne sont point fondés sur leur histoire, mais sur leur nature. » Cela est vrai; un abus n’est pas respectable parce qu’il est ancien, une iniquité ne devient pas légitime parce qu’elle a duré. L’esclavage remonte aux premiers jours de l’humanité; on a cependant bien fait de l’abolir. Mais Deák, trouvant dans l’antique constitution de son pays les libertés modernes, et ayant à se défendre contre une dynastie d’ancien régime, choisissait admirablement son terrain en invoquant la tradition. Il s’appuyait sur le principe même d’où le souverain tirait sa légitimité. Celui-ci ne pouvait donc l’attaquer sans ébranler le fondement de sa puissance. M. de Schmerling, comme Joseph Il et Necker, voulait brusquer les réformes et reconstruire l’état d’après un modèle plus régulier en renversant les institutions léguées par le passé. « Le premier devoir d’un ministre, disait Necker à propos des résistances de la Bretagne, est de faire rentrer cette province dans le droit commun sans tenir compte des privilèges incompatibles avec l’unité de la monarchie. » M. de Schmerling tenait exactement le même langage au sujet de la Hongrie. L’opinion en Europe était disposée à lui donner raison. L’Autriche offrait une constitution moderne, la Hongrie défendait des institutions vieillies. M. de Schmerling était un réformateur éclairé, Deák un conservateur étroit. L’adresse de Deák paraissait être l’œuvre d’un légiste, non d’un homme d’état. Et cependant j’incline à penser que Deák n’avait pas tort.

Sans doute la France, en 1789, ne trouvant que servitude dans son passé, a bien fait de rompre avec lui; mais la Hongrie, rencontrant la liberté dans le sien, devait y rester attachée. En France, les états-généraux n’étaient qu’un souvenir effacé de la mémoire du peuple, et le droit ancien que le recueil des anciennes iniquités. Aussi, depuis les légistes du moyen âge jusqu’aux économistes du XVIIIe siècle, tous les partisans de la justice et de l’égalité ont favorisé l’extension du pouvoir central; mais la royauté étant devenue plus tyrannique, plus odieuse et plus ruineuse surtout que l’aristocratie et que les administrations locales, successivement immolées à son profit, la révolution a tout balayé. En Hongrie, la noblesse, c’était en grande partie le peuple même; les institutions locales éma-