sans difficulté. Sur la paille du fond, le représentant de la grande nation s’étala tout du long, et le meunier, tant bien que mal daossé à deux sacs de blé, fut supposé capable de se maintenir sur son séant. Ces arrangemens terminés, la charrette se mit en mouvement; mais elle n’avait pas fait trois pas qu’un cri de Fritz Sahlmann suspendit sa marche. — Et le cheval? disait-il. — Le cheval du chasseur attendait, nous l’avons dit, à la porte du pigeonnier. On alla le chercher sans retard, et on l’attachait à la queue du chariot lorsque l’amtshauptmann survint, non sans contrarier beaucoup sa femme de charge. — Ce n’est rien, ce n’est rien, lui dit-elle, allant au-devant des questions qu’elle voyait poindre sur ses lèvres. Le meunier Voss a invité ce Français à passer la nuit au moulin de Gielow. — Rien de mieux, si cela les arrange, dit l’amtshauptmann, évidemment soulagé par cette bonne nouvelle. Bon voyage, meunier, je ne vous oublierai pas!
Le meunier répondit à cette gracieuseté officielle par quelques vagues allusions au beau temps qu’il faisait, et sans autre éclaircissement la charrette sortit de la grande cour du schloss pour prendre la route de Malchin. Au bout de quelques minutes, Friedrich, qui tenait les rênes, se retourna pour voir où en était son patron, et si les cahots de son rustique véhicule l’avaient laissé en place. Hélas! le meunier avait glissé entre les deux sacs, et gisait à la renverse, sans se douter le moins du monde que la perpendiculaire lui manquât. Ceci jeta Friedrich dans une série de réflexions mélancoliques. — Évidemment, se disait-il, maître Voss ne descendra jamais tout seul de la charrette. Que diront sa femme et sa fille? et quelle scène je vais avoir, moi, par ricochet ! Maudit Français ! voilà pourtant de quoi il est cause !
Alors notre homme se rappela qu’en cette même saison et par un temps tout pareil il s’était vu, durant sa campagne de France sous le duc de Brunswick, poursuivi, traqué par les gens du pays envahi; il se rappela comment il avait fallu fuir sans habits, sans rien dans le corps, à moitié mort de faim et de misère. Et combien de ses camarades étaient morts sur les routes, combien au fond des taillis, entre autres son meilleur ami Kristian Kruger, et comme ils trouvaient peu de pitié! Ensuite lui revint le souvenir du bel attelage que l’ennemi lui avait tout récemment confisqué. — Mes deux beaux bais bruns remplacés par ces deux rosses affamées! Encore faut-il qu’elles s’épuisent à traîner un vil coquin de maraudeur pour lequel une potence ne serait pas de trop,... car ce n’est pas un soldat, ce bandit... Ah! galérien de Dumouriez! ta mauvaise graine a germé.
Tout à coup, au sein de ces amers retours, la colère le prit. Il arrêta brusquement ses chevaux, sauta par terre, fit le tour du