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Le colonel von Toll avait depuis quelques instans quitté l’audience. Le juge ordonna de garrotter l’impertinent vociférateur, de le jeter ensuite dans un chariot et de l’emmener à la queue de la colonne pour en disposer plus tard à loisir. Mon père alors, montant les degrés du tribunal, remontra paisiblement au grand-prévôt que Witte était un homme d’ordre, payant volontiers toutes les taxes., même de guerre, et qu’il n’avait, en cette circonstance, aucun autre tort que celui de réclamer son droit, — à moins, ajouta-t-il, que les pipes aussi ne soient sujettes aux réquisitions.

Stimulé par cette épigramme, le Français se cabra contre mon père, et lui fit entendre qu’on pourrait bien s’en prendre à lui de toutes ces rébellions; mais il avait affaire à un homme droit et aussi obstiné que peut l’être un bourgeois du Mecklembourg. Aussi la discussion s’envenima-t-elle assez vite, et les gendarmes présens reçurent ordre d’arrêter mon père séance tenante. Ici le vieux Witte se mit à hurler, et le meunier Voss voulut se jeter au-devant de mon père. En ce moment rentrait le colonel von Toll, qui apportait les résultats d’une enquête sommaire faite par lui hors de la salle. Selon lui, le boulanger était dans son droit en réclamant sa pipe; mais ceci n’était qu’un point secondaire, puisque chez ce même boulanger on avait retrouvé le cheval du chasseur. Witte était donc complice du meunier, et cette complicité paraissait avoir eu pour but le meurtre d’un soldat isolé. Il fallait de toute nécessité que cette affaire fût coulée à fond. Elle ne pouvait l’être qu’à Stettin.

Mon père, maître Voss et le boulanger furent donc emmenés sous bonne escorte dans une autre pièce. L’amtshauptmann fut ensuite appelé. On le vit aussitôt paraître sur le seuil de la salle d’audience, ayant à la main sa canne d’Iéna, droit, la tête haute, le maintien assuré. La porte allait se refermer derrière lui quand mamzelle Westphalen s’y présenta, insistant pour être admise avec ses deux acolytes, Hanchen et Corlin. — Pardong, messieurs les Français, pardong! disait-elle en repoussant les deux factionnaires, je ne saurais me séparer de l’amtshauptmann ; c’est mon protecteur, voyez-vous !...

A l’entrée du vieux magistrat, le colonel von Toll avait détourné la tête du côté de la fenêtre. Le juge, procédant immédiatement à l’interrogatoire, demanda comme d’ordinaire par voie d’interprète le nom et la profession du témoin. — Joseph Weber, répondit celui-ci, premier magistrat du bailliage de Stemhagen. — Là-dessus il déposa sur une chaise sa canne et son chapeau. Vainement voulut-on le faire asseoir. Il s’en excusa poliment. Au nom de Weber, le colonel avait paru surpris, et on aurait pu croire en le voyant se retourner du côté de l’amtshauptmann qu’il allait lui adresser une