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II. — PIERRE-PAUL RUBENS.

Quiconque admire Rubens sur les seuls échantillons que nous possédons de lui risque fort de le calomnier. Ceux qui ne l’ont vu qu’à Paris connaissent exactement le grand coloriste, l’homme de métier, le maître-ouvrier, l’artiste qui posséda plus que personne au monde l’œil et la main du peintre; mais c’est à Anvers qu’il faut aller pour connaître l’homme de génie, et pour se rendre compte de sa portée d’âme et d’intelligence. Rubens n’est pas seulement le plus grand des peintres flamands; sans en avoir trop conscience et par le seul instinct du génie, il a renfermé dans ses toiles toute une philosophie religieuse. Il a donné par la peinture l’expression suprême du christianisme qui fut propre aux Flandres, et il a résumé toutes les interprétations que les autres artistes flamands avaient présentées de ce sentiment pathétique et puissant. Expliquons en quelques mots en quoi consiste ce sentiment.

Le christianisme des Flandres est un christianisme charnel et populaire, compris par une seule de nos facultés, celle qui est la plus rapprochée de notre nature physique, celle qui met notre chair en mouvement, la sensibilité. C’est le christianisme d’une race de plébéiens, non d’une race d’aristocrates et de lettrés. Il ne s’est pas associé comme en Italie à l’idée de beauté, il ne s’est pas raffiné comme en France jusqu’à perdre sa substance historique pour laisser seulement apparaître sa métaphysique et sa morale. Aussi ne faut-il chercher dans les productions de l’art flamand ni les conceptions idéales des artistes italiens, ni l’élévation morale chrétienne des grands artistes français, la noblesse sévère d’un Poussin, la pureté d’un Lesueur. Le sentiment qu’ont traduit les artistes flamands, c’est ce sentiment, fort différent de celui des docteurs et des lettrés, qui gagna dès. l’origine le petit peuple de tous les pays à la cause du christianisme, la pitié. Le peuple de tous pays en effet a été converti au christianisme par les yeux, non par les oreilles, par le cœur, non par l’intelligence; il a cru parce qu’il a pleuré, et il a joint les mains pour la prière parce qu’il les avait jointes pour la compassion. Une fleur divinement merveilleuse, type de toute perfection, avait éclos de son sein, un être souverainement bon, souverainement juste, souverainement aimable, et les puissans de ce monde avaient mis en croix, après l’avoir abreuvé d’outrages, celui dont ils n’étaient pas dignes de délier les sandales. Devant ce spectacle, une stupéfaction mille fois plus redoutable que la révolte de la justice outragée, une stupéfaction que le temps ne dissipa point, et que chaque génération, chaque peuple ressentit à