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dieux du ciel et ceux des enfers ! Nous avons été faits esclaves à la fois, nous avons servi dans la même maison, nous avons été affranchis ensemble, et ce jour qui t’enlève à moi est le premier qui nous sépare ».

Mais ces amitiés, si tendres, si dévouées qu’on les suppose, ne suffisent pas à l’existence. L’esclave avait-il aussi une femme et des enfans ? Pouvait-il se faire une famille ? C’est ce que nous souhaitons le plus de connaître quand nous étudions sa vie intérieure. Les documens ne nous manquent pas pour le savoir. Ici encore nous allons trouver la contradiction la plus étrange entre les prescriptions de la loi et la réalité. La loi n’accorde pas à l’esclave le droit de se marier ; le mariage avec ses effets civils et son caractère moral est réservé à l’homme libre ; aux yeux du législateur, l’esclave n’a point de femme légitime, il n’a qu’une compagne de servitude qui habite avec lui (contubernalis), ou qui partage son lit (concubina). Dans la réalité, ces distinctions s’effacent. Cette union, de quelque nom que la loi l’appelle, l’esclave la regarde comme sérieuse. Elle est pour lui un mariage véritable, il le pense et même il le dit. Il ne se fait aucun scrupule de se servir de ces noms d’époux et d’épouse que l’homme libre a voulu garder pour lui. Celle que la loi s’obstine à nommer sa concubine, il l’appelle sa femme, et même une femme incomparable. Il emploie sans façon pour la louer les formules les plus honorables qu’il a lues sur la tombe des grandes dames. Il dit qu’il a vécu avec elle sans aucun dissentiment (cum qua sine querela vixit), que sa mort est la seule douleur qu’elle lui ait causée (ex qua nihil doluit præter mortem). Il ne paraît pas que ces expressions aient choqué personne, et qu’on ait jamais empêché de les employer. Ces mariages serviles finirent même par obtenir sous l’empire une sorte de consécration légale, et le jurisconsulte Paul donne aux femmes d’esclaves ce nom d’épouse que ses prédécesseurs leur avaient refusé. Ainsi, dans ce nouveau conflit entre la loi et l’humanité, c’est encore l’humanité qui a vaincu.

Je ne dis pas que cette répugnance de la loi à reconnaître les unions d’esclaves n’ait eu souvent des résultats fâcheux. Comme personne ne s’occupait de les régler, elles s’accomplissaient un peu au hasard. Je trouve dans les inscriptions de Naples un esclave qui a fait sa femme de sa sœur et qui le dit tout naturellement. Ce qui est plus commun encore sans être moins surprenant, c’est d’en voir deux qui s’entendent pour avoir la même femme. Il y en a plusieurs exemples dans les recueils épigraphiques, et ce qui prouve que ces ménages à trois ne réussissaient pas trop mal, c’est qu’à la mort de la femme on voit les deux maris se réunir pour la pleurer ensemble et lui élever un tombeau en commun. Quand on