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était content pouvait cultiver à ses loisirs un coin de terre dont on lui abandonnait les revenus. On laissait au pâtre une brebis qu’il soignait comme il voulait : c’était toujours la plus belle du troupeau. À la ville, les bénéfices étaient encore plus abondans pour l’esclave. Sans parler des libéralités du maître quand il était de bonne humeur, il avait les gratifications des amis de la maison et l’impôt qu’il levait sur les cliens pour leur obtenir une audience et les introduire avant leur tour. Il pouvait faire aussi d’autres profits moins avouables que nous ne connaissons pas tous aujourd’hui parce qu’il les tenait très cachés. Apulée nous parle de deux cuisiniers d’une grande maison qui tous les soirs emportaient dans leurs cellules les restes de somptueux repas. C’était sans doute pour les vendre, et à l’insu du maître, car l’esclave était très voleur. Pline se plaint amèrement qu’on soit obligé de mettre le boire et le manger sous clé, et regrette l’époque innocente où rien n’était renfermé dans la maison. La mère de Cicéron, qui avait plus d’ordre que son fils, poussait la précaution jusqu’à cacheter même les bouteilles qui ne contenaient rien. Elle ne voulait pas qu’après les avoir vidées on pût dire qu’elles avaient toujours été vides. C’est de tous ces profits, honnêtes ou non, que l’esclave composait ce qu’on appelait son pécule. Il le formait peu à peu, et, comme on dirait aujourd’hui, sou à sou (unciatim) ; mais on devine avec quel plaisir il le voyait croître, quelle joie lui causaient les quarts d’as qui s’ajoutaient aux quarts d’as et les sesterces aux sesterces. C’était l’espoir de la liberté qui grandissait avec ce petit trésor. Le maître lui voyait volontiers ces préoccupations de fortune, et les favorisait. Elles étaient une garantie de travail et de moralité : généralement on hésite un peu plus à se mal conduire quand on a quelque chose à perdre ; aussi disait-on d’un mauvais esclave : Il n’a pas un morceau de plomb dans son pécule. Au contraire celui qui était honnête et laborieux travaillait sans cesse à l’accroître. S’il fuyait avec soin le cabaret, s’il parvenait à se faire bien voir dans la maison, s’il était industrieux et rangé, il amassait assez vite la somme nécessaire à son affranchissement. Cicéron semble dire qu’en six ans il pouvait arriver à gagner sa liberté.

Souvent même il n’avait pas à la payer. Si le maître était généreux et reconnaissant, après quelques années de bons services, il l’amenait chez le préteur, qui, en le touchant de sa baguette, en faisait un homme libre. Non seulement sa liberté ne lui coûtait rien, mais on y joignait souvent une petite somme qui l’aidait à s’installer dans sa vie nouvelle. L’occasion la plus ordinaire de ces affranchissemens gratuits était la mort du maître. L’usage s’était établi chez les personnes riches de donner la liberté à un très grand nombre d’esclaves par leur testament. Ce fut aussi une coutume pieuse