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voyait un maître généreux affranchir beaucoup d’esclaves. « Il n’y a rien que je souhaite plus, disait-il, que de voir notre patrie s’enrichir de citoyens ». Il avait tort de se réjouir, la patrie n’avait guère à se louer des citoyens nouveaux que lui donnait l’esclavage, et c’est à force de s’enrichir ainsi qu’après avoir patiemment supporté les césars elle a fini par succomber devant les barbares. J’aime mieux la tristesse de Tacite quand il constate avec effroi que le peuple romain n’est plus composé que d’affranchis. C’est qu’il ne se contentait pas d’observer les choses à la surface, et que l’histoire de l’empire, qu’il étudiait dans ses profondeurs, lui montrait avec évidence que l’esclavage ne peut pas être une bonne école pour la vie publique et pour la liberté.

Ce qui m’a le plus frappé dans l’étude que je viens de faire, c’est que la plupart des vices qui dévoraient cette société et qui l’ont perdue lui venaient de l’esclavage. Nous avons vu qu’il a favorisé la corruption des classes élevées, qu’en habituant l’homme à toujours compter sur l’activité des autres il a paralysé ses forces et endormi sa volonté. Il est coupable aussi d’avoir entretenu dans les âmes le mépris de la vie humaine. La cruauté s’apprend, je crois que naturellement l’homme y répugne ; mais il s’y fait par l’exemple. On peut dire qu’il y avait dans la maison de beaucoup de riches une école publique d’inhumanité. L’esclave en a souffert longtemps, le maître aussi a fini par en être victime. Si la foule, sous les césars, a regardé mourir avec une si grande indifférence tant d’illustres personnages, n’est-ce pas que les supplices et la mort ne la surprenaient plus, et que, lorsqu’on se fut habitué à ne plus respecter l’homme dans l’esclave, on s’indigna moins de le voir outragé dans le grand seigneur ? Mais le reproche le plus grave qu’on puisse faire à l’esclavage, c’est qu’il a formé ce misérable peuple de l’empire que nous retrouvons avec tant de dégoût dans les récits de Tacite. Sa bassesse et sa lâcheté n’étonnent plus quand on se souvient de ses origines. Il est sorti de la servitude ; c’est l’esclavage qui l’a fait, et naturellement il l’a fait pour l’esclavage. En vain Rome, qui semblait comprendre par momens d’où lui venait le mal dont elle périssait, s’est-elle étudiée à rendre le sort de l’esclave plus doux, en vain a-t-elle introduit dans ses lois ces principes d’humanité qui étaient depuis longtemps dans ses mœurs : ses efforts n’ont servi de rien, elle n’a pu se soustraire à l’influence d’une institution mauvaise dont c’est la destinée fatale d’entraîner à leur perte tous les pays où elle a régné.


Gaston Boissier