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multitude ? Le massacre dura deux jours. Le troisième, ceux qui avaient échappé aux recherches, — c’étaient surtout des pauvres, des mendians, — ne purent se soustraire à la mort qu’en se laissant baptiser. On a regret à dire que des hommes déjà considérables parmi les Serbes, Mladen, Sima Markovitch, Voule Ilitch, prirent part à ces violences et s’enrichirent de pillage. Les vieux knèzes étaient consternés. « C’est mal ! c’est mal ! disaient-ils ; Dieu punira les Serbes ! » Les jeunes disaient : « Nous reprenons nos biens, il y a des siècles que les Turcs nous volent notre terre et le prix de nos sueurs. » Quelques raisons qu’on se donne à soi-même pour justifier de telles horreurs, la conscience proteste. La conscience nationale a protesté à sa manière ; dans un pays où tous les événemens de la vie publique, où tous les épisodes de la guerre, sont célébrés par des rapsodes, pas un chant ne fait allusion au massacre des Turcs de Belgrade.

De nobles victoires effacèrent bientôt ces souvenirs. Au mois de juin 1807, après un siège de quelques semaines, Kara-George s’empara d’Uschitzé, la ville la plus importante de la province après Belgrade. Les hommes de la Schoumadia se couvrirent d’une gloire nouvelle dans cette laborieuse entreprise. Parmi eux se révéla au premier rang un personnage qui jouera plus tard un rôle extraordinaire dans cette histoire, un pâtre, un porcher, comme Kara-George, d’une origine plus modeste encore, et qui montera plus haut, car c’est lui qui reprendra l’œuvre abandonnée par son devancier dans une heure de désespoir, et qui sera le véritable libérateur de la Serbie. Milosch, fils d’Obren, celui que l’histoire appelle le prince Milosch, le fondateur de cette dynastie des Obrenovitch qui règne aujourd’hui sur la principauté serbe, n’était qu’un soldat obscur avant le siège d’Uschitzé. Ce mélange d’audace et d’habileté, ces ressources de ruse et de courage qui firent du fils d’Obren une des plus étonnantes figures de l’Europe orientale dans le siècle des Sélim et des Mahmoud, des Méhémet-Ali et des Ali-Tébélen, éclatèrent pour la première fois sous les murs d’Uschitzé, présageant au héros barbare de grandes et tragiques destinées.


III

Ainsi à la fin de l’année 1807 la plus grande partie du pays serbe était affranchie du joug ottoman. Presque toutes les forteresses, Belgrade, Smederevo, Schabatz, Uschitzé, Poscharevatz, Krouschevatz, portaient haut la bannière de Douschan et de Lazare : est-ce à dire que l’indépendance nationale fût à l’abri de tout péril ? Non,