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sénat, le droit serbe prit racine dès le premier jour dans le sol de la patrie.

Le sénat réussit-il aussi bien à rétablir la concorde entre les chefs ? A vrai dire, cette tâche était au-dessus de ses forces. Il lui eût fallu pour cela une autorité morale et une impartialité de situation qu’il n’avait point. Chaque district avait nommé un sénateur, mais les hospodars étaient trop puissans dans leur district pour n’avoir pas dirigé l’élection à leur profit. Les rivalités d’influence et de pouvoir étaient donc représentées au sein même de l’assemblée sur qui on avait compté pour y mettre fin. C’était un nouveau champ de bataille. Kara-George et les hospodars s’y retrouvaient face à face dans la personne de leurs amis. Et puis quelle pouvait être l’autorité de ce conseil sur des héros à demi barbares, sur des hommes qui avaient le sentiment de leur force et des services qu’ils rendraient encore ? On raconte qu’un jour, irrité de je ne sais quelle décision du sénat, Kara-George rassembla ses momkes et les rangea autour de la salle des séances, les canons de fusils braqués sur les fenêtres. « Il n’est pas malaisé, criait-il, de faire des lois dans une chambre bien close ; mais, si les Turcs reviennent, qui marchera contre eux au premier rang ? » Cette scène eut lieu sans doute alors que le prota Nenadovitch, le neveu de l’hospodar, présidait les délibérations du sénat. D’autres fois les amis de Kara-George avaient le dessus, et les mêmes résistances éclataient.

Parmi les sénateurs dévoués au commandant brillaient au premier rang deux hommes que les hospodars et leurs agens avaient en grande haine : Ivan Jougovitch, le promoteur de la velika schkola, celui qui, après la mort prématurée de l’excellent Philippovitch, l’avait remplacé comme secrétaire du sénat, et Mladen Milovanovitch, représentant du district de Kragoujevatz. Tous les deux malheureusement, avec les plus rares qualités d’intelligence, donnaient prise à de justes attaques. Mladen avait eu les mêmes destinées que Kara-George ; il avait servi sous les Autrichiens, il était devenu haïdouk, puis il avait fini par nourrir et vendre des troupeaux de porcs. Ce n’était pas un homme de guerre, bien qu’il eût figuré dans plus d’une rencontre. Très grand, très fort, mais un peu alourdi, cette lutte de coups de main ne lui convenait plus. En revanche il était le premier dans les conseils. Son esprit était souple et inventif, son éloquence irrésistible. Devenir une sorte de chef civil à côté du commandant des Serbes, affermir l’autorité, de Kara-George pour en faire son profit, telle était l’ambition de Mladen. Il avait marié son neveu à la fille du « commandant. » Dès l’année 1807, on disait que Mladen était le sénat tout entier à lui seul. Si un tel homme eût montré autant de droiture que d’intelligence