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relie la Bosnie et l’Herzégovine à la Roumélie et à Constantinople. Excités par la présence du libérateur, sûrs de trouver un refuge dans sa forteresse, les raïas se préparaient à la lutte ; on pouvait espérer déjà que tous les Serbes, tous les chrétiens de la Bosnie et de l’Herzégovine, unis aux Monténégrins, allaient se lever en masse, quand des nouvelles désastreuses arrivèrent à Novipasar. Pierre Dobrinjatz, comme dans les guerres précédentes, défendait la frontière orientale, mais il n’y avait plus le commandement supérieur ; Kara-George, sur les instances de Mladen, avait donné ce commandement à Miloje. Les haines qui avaient divisé les chefs sur le terrain de la vie civile et politique allaient éclater de nouveau en face de l’ennemi. Un ami de Pierre Dobrinjatz, Stéfan Singelitch, knèze de Ranava, avait arrêté les Turcs avec une héroïque vigueur devant les retranchemens de Kamenitza. Des 3,000 hommes qu’il commandait, il lui en reste à peine une poignée ; il demande des secours à Miloje, et Miloje les lui refuse. Alors, comme il ne veut tomber ni vif ni mort aux mains des Turcs, il met le feu à la poudrière ; la redoute, le hardi chef, amis et ennemis, tout saute à la fois[1]. On comprend que Pierre Dobrinjatz à son tour, voyant Miloje chassé par les Turcs et obligé de fuir jusqu’à Deligrad, ait refusé de lui venir en aide. Ces rivalités faisaient beau jeu à l’ennemi, et la Schoumadia était menacée. Kara-George, qui apprend ces nouvelles à l’autre extrémité de la Serbie, abandonne aussitôt ses plans et ses conquêtes. En toute hâte, sans avertir ses alliés de l’Herzégovine, sans rappeler même le voïvode qu’il a envoyé aux Monténégrins, il traverse à grandes journées la Schoumadia méridionale et se porte vers la

  1. Le monument hideux que les Turcs firent élever en souvenir de cet événement est encore debout aux environs de la ville de Nisch ; c’est une tour construite avec les crânes des Serbes. M. Kanitz l’a vue. Même pour les musulmans chez qui les haines de race et de religion n’ont pas éteint tout sentiment d’humanité, la tour des crânes (kele-kalessi) est un objet d’horreur. Plusieurs pachas (le territoire de Nisch n’appartient pas à la principauté) ont voulu faire disparaître ce trophée, qui ne rappelle après tout que l’héroïsme serbe et la barbarie ottomane ; le fanatisme turc s’y est opposé. L’un d’eux, Mahmoud-Pacha, pour se consoler de cet échec, a construit en 1860 à quelques pas de la tour, en signe de paix et d’oubli, une fontaine où chrétiens et musulmans viennent puiser les mêmes eaux. « Peut-être, ajoute M. Kanitz, faut-il désirer que l’horrible monument, auprès duquel aucun raïa ne peut passer sans émotion, reste longtemps debout afin de rappeler aux futures générations serbes les souffrances de leur pays et le martyre de leurs libérateurs. Il est vrai que le souvenir de la domination ottomane n’a pas besoin d’un monument artificiel. Longtemps après que le dernier Turc aura quitté le sol de l’Europe ou bien se sera uni aux élémens chrétiens qui doivent gouverner un jour la péninsule illyrique, les pays situés entre le Pont et le Danube porteront les traces difficiles à effacer de cette désastreuse époque, et l’histoire placera l’invasion turque dans le sud-est de l’Europe au même rang que les invasions des Huns et des Avares. » — Kanitz, Serbien, Historisch ethnographische Reise-Studien aus den Jahren 1859-1868, p. 293-294.