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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/624

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en Autriche. Ah ! ne nous hâtons point de jeter l’injure au désespéré qui n’a pas su mourir. Si jamais le découragement eut une excuse, ce fut en ces heures tragiques. Entre les deux dates que nous venons de rappeler, il y a le traité de Bucharest (1812), et le traité de Bucharest, c’est la Serbie livrée aux Turcs avec la plus cruelle indifférence. Pour mener à bien la lutte inégale dont nous avons retracé les principaux épisodes, les Serbes avaient invoqué tour à tour l’Autriche, la France, la Russie. Faute de mieux, une neutralité bienveillante leur suffisait, et en ce qui concerne Kara-George on a vu qu’il se serait contenté de l’appui moral de Saint-Pétersbourg ; mais le traité de Bucharest est toute une révolution dans l’Europe orientale. La Russie, qui se prépare à une lutte à mort contre Napoléon, a besoin de l’alliance des Turcs, et, pour acheter cette alliance, elle abandonne au sultan la Moldavie, la Valacbie, c’est-à-dire tous les intérêts chrétiens en Orient, y compris la cause serbe. A cet héroïque petit peuple que depuis six ans on encourageait à la révolte, le traité de Bucharest disait : « Soumettez-vous aux Turcs, » et, s’il ne disait pas expressément aux Turcs : « Faites des Serbes ce qu’il vous plaira, » du moins il leur laissait le champ libre, puisque les promesses faites aux Serbes, promesses bien générales et bien vagues, n’étaient point garanties par les Russes. Sinistre épisode perdu dans les cataclysmes de 1813 ! tandis que de Moscou à Leipzig et de Leipzig à Montmirail l’Europe du nord et de l’ouest était le théâtre de luttes gigantesques, là-bas, loin des regards du monde, la petite Serbie, enfermée dans un champ clos avec l’empire des sultans, déjà frappée au cœur par cet abandon de toute sympathie, allait succomber sous la masse énorme qu’elle avait un instant soulevée. Il faut considérer ces choses de plus près avant de juger les hommes dont l’épouvante et le désespoir ont brisé l’énergie. Si nous sommes obligés de condamner le chef qui a failli à sa tâche, nous saurons aussi que le peuple serbe n’en paraît que plus digne d’intérêt, puisque du fond de cet abîme il a fait surgir un nouveau libérateur. En cette sombre année 1813, le héros qui occupe la scène n’est plus le vainqueur de Mischar, le « bon géant, » premier fondateur de la principauté, c’est le peuple serbe lui-même, le peuple obstiné, indomptable, qui cherche partout son prince dans la mêlée sanglante et pousse ces grandes clameurs par la voix de ses poètes : « Kara-George, Kara-George, où es-tu ? Où es-tu, insensé Kara-George ? Tu ne vois donc pas que les Turcs envahissent ton pays ? »


SAINT-RENE TAILLANDIER.