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de sa longue expérience, parfois aussi le brave homme l’égayait en lui racontant ses bons jours de l’université d’Iéna et toutes les frasques joyeuses qu’il avait jadis combinées avec son frère Adolph-Diedrich, maintenant grave professeur utriusque juris dans la ville de Rostock. Rempli d’égards pour les faiblesses féminines, il n’eut garde cette fois d’effrayer son amie par le récit des scènes violentes qui venaient de se passer, sans qu’elle s’en fût doutée, sous le toit même qu’elle habitait. Au contraire, du ton le plus naturel, il l’entretint du mauvais état des rues et de la pluie battante qui avait transformé la place du marché en une sorte de lac. Stemhagen à cette bienheureuse époque n’avait pas encore de pavés. Dans ce moment-là même entra le colonel français, qui, après avoir cérémonieusement salué ma mère, s’avança vers l’amtshauptmann. Nous autres enfans, qui jusque-là n’avions rien changé au désordre de nos jeux bruyans, nous fîmes tout à coup silence, et, retirés en un groupe derrière le grand poêle de briques, nous ressemblions à une couvée de poussins au-dessus de laquelle plane un vautour menaçant. Ma mère, non moins étonnée que nous, interrogeait du regard le vieux herr, et trouvait sur son visage une expression de froideur hautaine qu’elle ne lui connaissait pas encore. Le colonel ne parut pas s’en émouvoir autrement, et prit la parole avec un accent de courtoisie amicale. — Veuillez, dit-il, excuser ma curiosité. Le nom de Weber a tout à l’heure frappé mon oreille. Portez-vous ce nom ?

— Je m’appelle Joseph-Heinrich Weber, répliqua l’amtshauptmann, parlant très bref et plus redressé que jamais.

— N’avez-vous pas un frère ?...

— Adolph-Diedrich, professeur à Rostpck, continua l’autre sans modifier en rien son attitude raide et gourmée.

L’officier français, lui tendant alors les deux mains : — Oublions, cher monsieur, oublions, lui dit-il, ce qui s’est passé entre nous. Vous m’êtes plus connu et plus cher que vous ne le pensez... J’ai lu sur votre canne un nom bien profondément gravé dans mon cœur... Voyez plutôt : Renatus von Toll.

— Vous le connaissez ? s’écria l’amtshauptmann, dont la physionomie s’éclaira subitement, comme effleurée d’un rayon de soleil.

— C’est mon père, répondit simplement le colonel.

— Que dites-vous ?... comment ?... Vous seriez le fils de Renatus von Toll ? reprit le vieillard, qui, s’étant saisi des mains que l’autre lui tendait toujours, le tenait à distance pour le considérer tout à l’aise.

— Oui, certes, et c’est vous dire qu’il m’a souvent parlé de ses deux amis, les grands Weber du Mecklembourg.