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moi. Cependant je devinai que mon père était en danger, et me mis naturellement à sangloter. Comme on le poussait vers la rue, je m’attachai à ses pas l’amtshauptmann suivait aussi. — Consolez ma pauvre femme, lui dit le burmeister… Va, Fritz, va me chercher mon chapeau. — Puis, quand je revins porteur du précieux couvre-chef, mon père, me soulevant de terre comme pour m’embrasser : — Assure bien ta mère, me dit-il à l’oreille, que d’ici à peu je serai de retour.

Les trois captifs se mirent en marche précédés et suivis de deux soldats. Lorsque cette espèce de cortège passa devant le dépôt des pompes à incendie, la porte s’ouvrit, et qui vîmes-nous paraître ? Le rathsherr Herse, également avec deux gardiens, le capitaine d’artillerie l’ayant tenu pour responsable du départ des réquisitionnaires. Mon père et lui échangèrent le récit succinct de leurs mésaventures sans donner ni l’un ni l’autre la moindre marque de faiblesse, et très fiers tous les deux de souffrir pour la patrie. Avec son chapeau à cocarde, son collet rouge, sa majestueuse démarche, le rathsherr semblait commander la colonne entière. Il saluait à droite et à gauche la foule accourue sur le passage des troupes. A quelques spectateurs, au capitaine des pompiers par exemple, il envoyait des signes d’intelligence par lesquels bien évidemment il leur recommandait certains secrets à garder. Aussi le bruit commençait-il à circuler parmi les groupes du populaire que, si les Français emmenaient le conseiller Herse, c’était pour le nommer général dans leur armée. — Quant aux autres, ils seront pendus, ajoutait tranquillement le vieux Stahl, un maître tisserand.


IX.

Après la porte de Brandebourg, après le pont, après le petit chemin qu’on appelait alors la grand’ route, et quand on fut arrivé à cette passe étroite menant à la montée du Moulin-à-Vent (celle-là même que nos bourgeois appelaient indifféremment la Mort-aux-Chevaux ou le Brise-Crâne), un ordre de halte arrêta la colonne entière. L’artillerie était si bien embourbée que tous les attelages du pays, si on les avait amenés là (tant s’en faut qu’ils y fussent !), auraient eu peine à la faire avancer. Les Français criaient et juraient à l’envi l’un de l’autre. On manda des travailleurs qui arrivèrent de la ville, leur bêche sur l’épaule. Des renforts de chevaux furent amenés de Jürnsdorff et de Klaukow. La pluie persistait, impitoyable et drue. Nos pauvres prisonniers, trempés jusqu’aux os, la maudissaient de bon cœur. Mon père, abrité en partie sous le manteau gris du rathsherr, regardait en silence un groupe de bour-