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puissances, le peuple grandit de jour en jour. Au XVe siècle, quand le duc de Savoie lui offrit un traité avantageux et humiliant, ce peuple répondit « que ses magistrats n’avaient jamais prêté de serment à aucun prince de la terre, et qu’il préférait vivre dans une pauvreté couronnée de toutes parts de liberté que vivre riche et tomber dans la servitude. » Au siècle suivant, les enfans de la ville, bons compagnons et braves cœurs, disaient dans leurs réunions : « Nous avons toujours été libres, il n’est mémoire du contraire ; ayant les mêmes franchises, ayons un même cœur. Si les officiers de l’évêque mettent les mains sur un de nous, que tous le défendent avec leurs armes, leurs ongles et leurs dents. Qui touche l’un touche l’autre. » C’est le temps des héros et des martyrs, de Pécolat, de Berthelier, de Lévrier. Plus tard, la ville, enveloppée par l’ennemi, ruinée par la dévastation des campagnes, ravagée par la peste, exténuée par la faim, résiste encore ; le peuple déclare que celui qui parlera de se rendre aura la tête tranchée, et tous sous les armes, femmes, enfans, vieillards, jurent par deux fois de se défendre jusqu’à la mort. Au siècle suivant, dans la fameuse nuit de l’escalade, Genève, réveillée en sursaut, repousse une dernière attaque des Savoyards ; puis elle résiste à Louis XIV, et garde enfin cette fière attitude jusqu’à nos jours, où par deux fois elle s’arme encore contre les deux plus redoutables puissances de notre temps, en 1838 contre la France pour protéger un hôte de la Suisse, en 1857 contre la Prusse pour sauver la république de Neuchâtel. Un peuple pareil, on doit le comprendre, n’avait pas besoin d’excitations mazziniennes pour redemander ou reprendre ses libertés. Très fier, violent par accès, il aime la guerre ; il s’est battu depuis qu’il existe contre l’étranger ou chez lui. Quand il n’a pas de voisin qui le menace, il s’agite en famille, il se brise en partis qui croient s’exécrer, s’insultent avec rage et s’attaquent à coups de fusil ; mais, vienne l’ennemi commun, aussitôt les haines tombent. Il en a toujours été ainsi depuis le moyen âge jusqu’en 1857.

Au siècle dernier, Genève, n’ayant plus d’étrangers à combattre, s’avisa que chez elle la démocratie du bon vieux temps n’existait plus. Elle avait eu autrefois un conseil-général ; le pouvoir législatif résidait alors dans l’assemblée des citoyens. Chaque année, le peuple nommait ses syndics, qui n’étaient pas choisis exclusivement dans les hautes familles, et pouvaient être des aubergistes, des apothicaires, de petits marchands ; mais peu à peu, depuis Calvin, tout cela s’était modifié sans bruit : une aristocratie s’était formée, et ce patriciat sans titres se perpétuait au pouvoir ; Il y avait maintenant des gens du haut et des gens du bas, distingués par le quartier, même par le costume ; des lois somptuaires fixaient l’étoffe et