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nos jours. Il se trouve dans beaucoup d’ateliers des artisans instruits, raisonneurs et un peu têtus, comme Jean Bacle ou Jean-Jacques, et discutant avec vous sans embarras. Un jour, M. Joël Cherbuliez rencontra en voyage un homme vêtu à la diable et qui l’entreprit sur l’histoire naturelle, lui citant Cuvier, Saussure, et entremêlant la dissertation d’interjections assez vulgaires. « Quel est, demanda un étranger, ce savant professeur qui parle si singulièrement ? » C’était un ouvrier de Genève. Ceux qui appartiennent à la fabrique, c’est-à-dire à l’horlogerie, font bande à part, se croyant au-dessus des autres, et ils le sont en effet par l’instruction. En revanche, ils ne se tiennent pas pour inférieurs à leurs chefs, et ils ont raison, parce qu’ils montent vite en grade, et deviennent aisément patrons à leur tour. Quand la fabrique ne va pas, ils prennent, s’il le faut, la pelle ou la pioche, et travaillent aux routes : c’est un travail public ; mais ils ne se feraient pas cordonniers ni tailleurs. Quand ils vont à l’étranger, ils n’en veulent revenir que riches. L’un d’eux disait à M. Joël Cherbuliez, qui a noté avec soin tous ces petits traits : « Mieux vaut périr sur un fumier dans les rues de Paris que rentrer chez soi les mains vides. » C’est chez eux qu’il faut chercher le vieux sang genevois, le type primitif, peu ou point modifié par Calvin, par les étrangers, les réfugiés., les méthodistes.

Montons maintenant du faubourg plébéien dans la haute ville, nous entrons dans un autre monde. Adieu les hommes tout francs, gênans même à force de familiarité ; les visages s’effilent et se pétrifient. Rarement froissés par le rire, toujours plissés par la réflexion, on les dirait sans cesse enfoncés dans une idée fixe. Cependant la tête seule est vivante, le reste du corps, vêtu de noir ou de gris, se meut tout d’une pièce et ne compte pas. Les femmes, autrefois du moins, allaient droit leur chemin, et paraissaient glisser sur des rails. Autrefois aussi (il y a trente ans), les jeunes gens étaient tristes[1] : chacun craignait de vivre et semblait gêné dans sa langue. La haute ville était en effet une colonie d’étrangers, d’anciens proscrits persécutés pour leur foi, c’était la ville du refuge. Grégoire Leti n’y avait rencontré au XVIIe siècle que des Français, des Italiens, des gens de tout pays et de toute race ; il y cherchait en vain

  1. Rossi disait en 1832, peignant cette société d’après nature : « Comment pourrions-nous ne pas craindre, lorsque nous voyons les jeunes gens travailler sans passion, s’amuser sans plaisir, faisant leurs études, dansant leurs valses de la même manière, comme deux taches qu’un homme bien né doit remplir régulièrement ? Grand Dieu ! qu’est-on à l’âge d’homme quand on est de glace à vingt ans ? Pour toute chose, on se fait à petit bruit des arrangemens pour son usage particulier, une petite politique, une petite religion, une petite littérature. L’essentiel est qu’il n’y ait rien de saillant, rien de bruyant, rien qui dépasse une certaine ligne de convention. »