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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/896

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ville heureuse est rarement satisfaite. C’est l’éternelle histoire au genre humain. « Nous avons besoin d’un ennemi extérieur ou intérieur, » a dit l’historien Roget. Le patriciat ne se doutait pas que cet ennemi, si nécessaire aux Genevois, c’était maintenant lui-même. Les mécontens demandaient moins de nouvelles lois que des hommes nouveaux, et ils trouvaient toujours les mêmes visages à l’hôtel de ville. De 1815 à 1841, on n’avait vu au conseil d’état, composé de 25 membres, que 65 personnalités différentes. Ce qu’on voulait donc, c’était un remaniement complet du personnel, gouvernant. Cela est si vrai qu’en 1842, quand l’émeute triomphante eut obtenu ce qu’elle demandait, — un conseil municipal, le jury, la réforme électorale, la réduction des membres du pouvoir exécutif, l’augmentation de leur traitement, — elle cria plus fort que jamais, parce que le suffrage élargi rétablit au pouvoir les hommes d’autrefois, immobiles et immuables. Il est inutile d’expliquer davantage la révolution de 1846. Ce fut l’avènement d’une nouvelle caste : après la ville le faubourg, après l’aristocratie la plèbe, après l’autocratie de la cravate blanche l’autocratie de la blouse ; la force musculaire fit la loi. Le jour des élections, qui avaient lieu dans l’église de Saint-Pierre, on se colletait toujours un peu. Souvent les coups pleuvaient dru comme grêle, coups de poing, coups de trique, coups de couteau quelquefois, si bien que, pour sauver la dignité de l’église, on dut construire un « bâtiment électoral, » qui fut aussitôt surnommé « la boîte à gifles » et « le temple d’Héraclée ; » ces sobriquets en disent assez sur le nouveau système électoral qui règne encore aujourd’hui.

Quelle fut alors la conduite des vaincus ? Ils s’abstinrent d’abord ; puis, indécis, divisés, cherchant des alliés à tâtons, ils firent beaucoup d’écoles ; ils eurent des retours de faveur dont ils ne surent pas profiter, et prirent enfin le seul moyen de réussir : ils abdiquèrent. Un groupe de jeunes gens qui, étant entrés dans la vie politique après 1846, n’étaient pas gênés par leurs souvenirs, acceptèrent la démocratie telle quelle, et lui prirent ses armes pour renouveler à leur tour le personnel gouvernant. Nombre d’hommes du peuple n’aimaient pas M. Fazy ; ces hommes, adroitement recrutés ou librement associés, formèrent le cercle de la Ficelle. Dès lors la jeune opposition eut des biceps et des gourdins à son service ; les anciens conservateurs, acceptant de gré ou de force les idées nouvelles, se laissèrent pousser en avant par ces alliés inattendus. Ainsi se forma le parti indépendant, qui fit une si rude guerre au parti radical. La lutte reprit à chaque élection, et finit dans la rue, où les radicaux tirèrent des coups de fusil sur leurs adversaires non armés. A Genève, dans des combats pareils, ceux qui tirent les