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les féroces magots de Jordaens ne soient pas vivans pour leur dire avec fureur : « Eh ! vraiment, si l’homme envers lequel elle est coupable vous ressemble, son action est non pas péché, mais venu. »

Voilà la véritable portée d’esprit de Jordaens, la corde qu’il fait vibrer en maître ; dans toutes les autres expressions de l’âme humaine, il reste inférieur. L’église des Augustins d’Anvers contient un de ses chefs-d’œuvre, le Martyre de sainte Apolline, toile d’un coloris ravissant. Les curieux y trouveront toute la noblesse dont Jordaens était susceptible ; le compte n’en est pas lourd à faire. Les bourreaux sont traités avec cette énergie qui est propre à Jordaens ; mais que cette sainte est vulgaire en dépit de l’effort visible qu’a fait le peintre pour écrire sur son visage la résignation et la ferveur ! Une héroïne du christianisme, cette personne gentiment insignifiante, qui souffre visiblement de la chlorose ? Eh ! non, c’est une petite bourgeoise flamande bien pieuse, à qui Dieu veuille épargner la persécution, car la fibre de ces chairs trop molles ne supporterait pas la souffrance ; mais la couleur du tableau est à la fois éclatante et douce comme la lumière d’un jour de printemps de la Flandre, et compose pour la vue cet appétissant spectacle dont Jordaens a si souvent régalé les yeux avides de succulentes friandises pittoresques.


II. — QUENTIN MATSYS.

On connaît la légende de Quentin Matsys. C’était un pauvre artisan qui exerçait dans Anvers la profession de maréchal-ferrant. Il s’éprit de la fille d’un peintre, et, désespérant de l’obtenir jamais, s’il ne s’élevait pas jusqu’à la profession du père de sa bien-aimée, il devint à force d’amour le grand artiste, encore assez mal jugé, qui résume à lui seul toute une période de l’art flamand, et qui accomplit la plus importante des révolutions de cet art. Boccace a raconté une histoire pareille dans Cimon et Ephygénie ; mais que la nouvelle de Boccace est loin de la légende flamande ! Qu’un lourdaud piqué au vif par l’amour devienne un héros, certes c’est là un fait digne d’attention ; mais qu’un pauvre ouvrier, sous l’influence du même sentiment, s’élève non-seulement jusqu’à l’intelligence des plus nobles pensées de notre race, mais jusqu’à la difficile réalisation de ces pensées sous une forme entièrement originale et faite pour traverser les siècles, voilà un triomphe de l’amour bien autrement grand que celui du héros de Boccace. Que la légende soit vraie ou non cependant, Matsys.est bien l’âme ta plus remarquable d’artisan qui ait jamais pris chair. Celui que sa nation, par une familiarité touchante, désigne encore aujourd’hui sous le nom du