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suffrages peuvent être à coup sûr une protestation fort utile contre le système et la pensée du règne ; mais tout le monde sait très bien qu’ils ne changeront point la balance des pouvoirs. En Angleterre, c’est la direction même des affaires, c’est le gouvernement dans, le sens le plus étendu du mot, qui se trouvent au contraire jugés et modifiés en un jour par la volonté nationale.

Vers quatre ou cinq heures du soir furent connus à Londres les résultats de la journée. La victoire était éclatante pour les libéraux, et pourtant beaucoup d’entre eux étaient tristes. Ils l’emportaient sur toute la ligne, et comptaient une majorité de 214 membres parmi les membres élus ce jour-là ; mais d’un autre côté ils avaient perdu John Stuart Mill. On rechercha les causes de cet échec ; les uns l’attribuaient à ses idées, d’autres à la fermeté de son caractère, qui n’avait plié ni devant les conseils de la prudence ni devant les considérations du succès. Invité par un des électeurs de Westminster à s’expliquer sur ses opinions religieuses, il avait à peu près refusé de satisfaire la curiosité publique à cet égard. En somme, avait-il eu tort ? On demande aujourd’hui à un candidat s’il croit en Dieu ; on lui demandera demain s’il va au prêche ou à la messe. Chacun peut alléguer beaucoup de raisons pour se rendre compte de cette défaite ; mais il n’est point aussi facile de trouver la bonne. La vérité est, je crois, que, se sentant trop faibles dans les villes pour soutenir la grande guerre, les tories firent la guerre de buissons. Embusqués derrière quelque malentendu, leurs partisans visèrent aux chefs. Or, si l’on en excepte peut-être M. Gladstone, nul homme dans le dernier parlement n’inspirait aux tories plus d’antipathie que M. Stuart Mill par l’élévation de son talent, la liberté de ses points de vue et la fierté de sa conduite. Après tout, cette défaite n’en est une que pour la cause du progrès. Quant à lui, il est tombé dans sa force, dans sa conviction, dans son armure, enveloppé par les plis du drapeau qui triomphait aux élections générales. Si par homme d’état on entend un de ces ambitieux vulgaires qui suivent la fortune et manœuvrent avec le courant, ses ennemis ont raison : M. Mill n’est point un homme d’état. Il est quelque chose de plus et de moins, un penseur alliant au sens politique les rares qualités de l’écrivain, un ferme esprit osant soutenir dans la discussion les idées qui ne sont point encore mûres, une conscience austère dédaignant jusqu’aux artifices et aux demi-teintes dont les plus convaincus aiment quelquefois à couvrir la vérité. Les orateurs, les hommes d’affaires, les légistes, ne manqueront jamais au parlement de la Grande-Bretagne ; mais la place que s’était faite l’ex-député de Westminster restera aussi longtemps vide qu’il ne reviendra point la reprendre lui-même. Les hustings sur lesquels