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LA SERBIE AU XIX* SIÈCLE.


Kurchid-Pacha. Les Turcs n’attendirent pas longtemps : le grand-vizir s’y porta de sa personne avec des renforts considérables. Alors commença un siége en règle ; des officiers turcs formés par les ingénieurs français connaissaient l’art d’enlacer une place forte dans un réseau de mines et de tranchées. Abrités sous la terre, les Turcs approchaient toujours, et bientôt l’artillerie renversa les tours l’une après l’autre. Une seule restait encore, celle où demeurait Véliko ; elle tomba aussi sous les boulets. Le baïdouk ne perdit pas courage ; il logeait dans les caves, et c’est là qu’on préparait de nouvelles munitions. Tous les objets de plomb et d’étain servaient à fondre des balles ; quand le plomb et l’étain manquèrent, on prit des pièces d’argent. Pendant cette défense acharnée, Véliko ne cessait d’appeler Kara-George à son secours, et nous qui lisons ces détails nous ne pouvons nous empêcher de dire avec les chantres des pesmas : Où es-tu donc, Kara-George ?

Kara-George avait eu quelque peine à constituer sa réserve à Jagodina ; il ne voulut pas se dégarnir, et puisque Mladen avait conseillé de défendre les frontières, c’est à Mladen qu’il transmit le soin de fournir des renforts à Véliko. Premier indice d’un grand désarroi : Kara-George n’a pas su faire prédominer son plan de campagne, et il y revient timidement par des moyens détournés. Mladen, qui songeait à lui-même beaucoup plus qu’à l’intérêt commun, était en outre fort jaloux de l’héroïque renom du haïdouk. « À lui de s’arranger comme il pourra ! disait-il. Chaque jour à sa table il a dix ou douze chanteurs qui célèbrent sa gloire ; est-ce qu’on célèbre la mienne, à moi ? Qu’il se tire donc d’affaire, ce héros ! » Véliko, dans son impatience, dit alors un mot terrible, un mot qui jette un jour sinistre sur la situation ; il demanda au sénat les secours qui lui étaient refusés, et annonça qu’à la skouptchina des fêtes de Noël il demanderait « comment et par qui était gouverné le pays serbe. » C’était révélera tous que Kara-George, déconcerté, désespéré, n’était déjà plus rien. Le sénat fit un effort et envoya aux assiégés de Négotin un navire chargé de munitions. Le navire arriva trop tard. Un matin que Véliko, faisant sa ronde sur les remparts, surveillait la réparation d’un retranchement endommagé par l’ennemi, un canonnier turc le reconnut et visa. Le haïdouk reçut le boulet en pleine poitrine ; il tomba coupé en deux. Ses derniers mots furent : « Tenez ferme (ditze se). » Les momkes recouvrirent de paille les tronçons sanglans du corps et l’ensevelirent dans l’église au tomber de la nuit.

« La mort de Véliko, dit M. Ranke, fut le commencement de la déroute. » S’il avait reçu les renforts qu’il demandait, il aurait pu longtemps encore défendre la frontière ; obligé même de battre en retraite, on l’aurait vu porter la résistance ailleurs et tenir bon