Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/1010

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il le dit dans ses Mémoires, pleurer dans un coin reculé de sa province le maître qu’il avait toujours servi avec une respectueuse tendresse et le plus modeste dévoûment.

Louis XIV mourait fatigué de gloire, de grandeurs et de revers. La marine, qu’il avait créée, disparaissait avec lui. On peut dire qu’elle avait suivi toutes les phases de son long règne. Elle avait grandi jusqu’à la paix de Nimègue, — œuvre d’une intelligente politique, d’économie et de constans efforts ; mais une marine est le luxe d’une nation, et coûte cher. Quand les finances furent obérées, quand le poids de la guerre à soutenir contre l’Europe fut devenu énorme, elle partagea, malgré ses victoires, l’affaiblissement commun, et sa splendeur, comme celle du trône, s’obscurcit à la paix de Ryswick. Alors elle tomba entre les mains d’un ministre qui la négligea, puis d’un ministre incapable et jaloux qui la perdit par ignorance et par calcul, La marine de course sortit tout armée de ses débris, et ce fut à la fois un événement heureux et malheureux. La nouvelle marine ruina le commerce des ennemis, fournit de l’argent à son pays ; mais elle fut cause que nos grands vaisseaux pourrirent dans les ports sans emploi et sans armement, que notre matériel naval fut vendu à l’encan, que la construction s’arrêta sur les chantiers, la fabrication dans les arsenaux. Elle laissa dans l’ombre et inutiles nos meilleurs marins, et compromit les traditions de cette grande guerre qu’avaient faite Tourville, Duquesne et d’Estrées. Elle eut de beaux combats isolés, mais ne parut point devant les flottes ennemies, dont la présence suffisait à lui fermer les chemins. Elle s’en alla enfin d’épuisement, faute d’argent, faute de matériaux, après avoir usé les quelques grands hommes qui voulurent bien l’illustrer. En disparaissant, elle s’anéantit tout entière, et ne laissa subsister que le souvenir de cette autre marine qui avait été si instruite, si vaillante et si glorieuse. Ce souvenir, c’était assez : pour que les belles institutions revivent, il suffit qu’elles aient existé, et dans ce cas le passé est pour elles la garantie de l’avenir.


HENRI RIVIERE.