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pillée, consumée par le feu ! Si tu voyais comme ton église est ruinée, tes vignes sans culture, tes chemins défoncés et tes pieuses fondations abattues ! »

« — Ma sœur en Dieu, vila de la Save, répond George Petrovitch, salue de ma part ma Schoumadia et mon parrain le knèze Milosch. Qu’il poursuive les Turcs par les villages, je lui enverrai assez de poudre et de plomb et de pierres tranchantes de Silistrie. Pour moi, je m’en vais vers le tsar des Moscovites pour le servir pendant une année, et peut-être me renverra-t-il là-bas pour que je visite la terre de la Schoumadia et à Topola ma blanche maison[1]. »


C’est ainsi que le peuple serbe, par la voix de ses rapsodes, protestait contre la fuite de Kara-George, c’est ainsi que, résolu à se venger, il consacrait son nouveau prince à la place du prince fugitif. Touchante obstination de la reconnaissance et du respect au milieu des reproches les plus vifs ! C’est Kara-George lui-même qui désigne ici Milosch comme le sauveur de la patrie. « Ma sœur en Dieu, vila de la Save, salue de ma part mon parrain le knèze Milosch ; qu’il poursuive les Turcs par les villages ! Je lui enverrai de la poudre et du plomb, et des pierres tranchantes de Silistrie. »

Quel est donc ce knèze Milosch à qui Kara-George repentant confie la continuation de son œuvre, et que porte si haut la clameur populaire ? Nous l’avons déjà rencontré dans cette histoire. À Ouschitzé, pendant la guerre de 1809, en 18Il dans les luttes de Kara-George avec les hospodars, tout récemment enfin sur les redoutes de Ravanj, nous avons vu quelle était son audace et quels sentimens il inspirait aux Serbes. « Le peuple m’aime, on ne me condamnera pas, » disait-il à Mladen, qui pensait l’effrayer par des menaces. Kara-George l’aimait aussi pour son courage, et le poétique interprète du pays traduit la chose à sa manière en faisant dire à Kara-George que Milosch est son parrain. Le parrain, c’est le lieutenant, celui qui remplace le père auprès du nouveati-né. Ce chant naïf, expression des désirs de tous, établit donc ici une sorte de succession directe de Kara-George à Milosch Obrenovitch. Kara-George nous abandonne, respect à l’homme qui nous sauva jadis, et puissent des jours meilleurs le ramener en sa blanche maison ! Milosch se lève à sa place, salut et gloire à Milosch ! Tel est le résumé du poème. On va voir si le parrain de Kara-George était à la hauteur des devoirs que lui imposaient ces terribles circonstances.

Milosch a environ trente-trois ans au moment où la Serbie entière, en "proie aux violences des Turcs, n’a plus d’espoir qu’en lui. Il était né vers 1780 au petit village de Dobrinja, dans le district d’Ous-

  1. Poésies populaires serbes traduites sur les originaux, par M. Auguste Dozon, chancelier du consulat-général de France à Belgrade ; Paris, 1 vol., 1859, p. 218-220.