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LA SERBIE AU XIXe SIÈCLE.


Vaines précautions ! Ce n’est pas impunément que la justice a recours au poignard d’un sicaire ; Stitaratz s’enivra dans un cabaret de la route pendant que l’archevêque passait paisiblement. À peine réveillé, il le poursuivit jusqu’à Schabatz, pénétra dans son logis, et là, encore aveuglé par l’ivresse, il massacra non-seulement la victime désignée, mais deux jeunes prêtres qui l’accompagnaient[1].

La vigueur de ces deux actes, la condamnation de Pierre Moller, la mise hors la loi de l’archevêque Mélenlie, montrait que Milosch était résolu à écarter de son chemin quiconque viendrait déranger ses combinaisons dans la lutte secrète engagée contre Maraschli-Ali. Un épisode inattendu va mettre cette résolution de Milosch à une épreuve bien autrement redoutable. Si l’exécution du président de la chancellerie et l’assassinat de l’archevêque ont fourni plus tard des armes perfides aux adversaires de Milosch, devenu prince des Serbes, qu’est-ce que cela pourtant auprès du meurtre de Kara-George ? Kara-George mis à mort par Milosch ! le libérateur de 1804 assassiné par le libérateur de 1815 ! Ce souvenir ou plutôt cette légende horrible (car on va voir combien les faits ont été dénaturés par la passion) pèse encore aujourd’hui sur la conscience du peuple serbe.

Est-il donc vrai que Milosch Obrenovitch ait fait tuer le vainqueur de Mischar, celui qui le premier, après tant de labeurs et de luttes gigantesques, avait relevé la couronne de Douschan ? Il l’a fait, disent les uns ; cette tache de sang ne s’effacera point. Il avait le droit et le devoir de le faire, disent les autres ; la raison d’état l’absout, il fallait sauver l’indépendance du pays compromise par une ambition aveugle. Voilà l’accusation, et voilà la défense. Un jour, vingt-deux ans plus tard, on verra l’accusation se dresser au milieu des émotions les plus tragiques sous les traits d’une veuve implacable comme la vengeance ; c’est elle qui précipitera la chute de Milosch le libérateur devenu Milosch le despote. Quant à la défense, défense si douloureuse encore, puisqu’elle admet le fait du meurtre, elle n’a pas cessé d’avoir cours parmi les Serbes. On m’assure qu’en ce moment même à Belgrade des personnes considérables n’hésitent pas à dire que « l’entreprise de Kara-George perdait le pays, que ce n’est point la faute de Milosch si l’obstination du prince déchu et le salut de la cause commune l’ont obligé de frapper. » Heureusement une troisième opinion s’est produite, et c’est précisément celle-là que doit consacrer l’impartiale histoire. Pour moi, après avoir lu tout ce qui a été écrit de part et d’autre sur ce lamentable épisode, après avoir pesé les assertions contraires, après avoir examiné sous quelles

  1. J’emprunte ces détails à M. le docteur Cunibert, qui a interrogé directement les témoins du drame, et qui donne ici d’indispensables complémens à la chronique de M. Possart comme à la savante composition de M. Ranke.