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n’y a pas moyen de refondre à présent l’Enfant prodigue. Je pourrais bien travailler à une tragédie le matin et à une comédie le soir; mais passer en un jour de Newton à Thalie, je ne m’en sens pas la force. Attendez le printemps, messieurs, la poésie servira son quartier; mais à présent c’est le tour de la physique. Si je ne réussis pas avec Newton, je me consolerai bien vite avec vous. » Toutefois la poésie n’a pas besoin d’attendre le printemps pour reconquérir son empire. Il reçoit un poème de Cideville, la Déesse des songes. « Aussitôt, dit-il, j’ai jeté par terre les livres de mathématiques dont ma table était couverte, et je me suis écrié :

Que ces agréables mensonges
Sont au-dessus des vérités!
Et que la déesse des songes
Vaut mieux que les réalités! »


La muse tragique reprend ses droits. « Une tragédie nouvelle, écrit-il en décembre 1737, est actuellement le démon qui tourmente mon imagination (c’était Mérope). J’obéis au dieu ou au diable qui m’agite. Physique, géométrie, adieu jusqu’à Pâques. Sciences et arts, vous servez par quartier chez moi. »

Les mémoires du temps, ceux de Mme de Grafigny surtout, nous ont dépeint la vie laborieuse que menaient chacun de leur côté la châtelaine de Cirey et son illustre ami. Sauf les heures de repas, Voltaire ne se laissait pas approcher. Faisait-il une visite à quelque hôte du château, il avait soin de ne pas s’asseoir pour ne pas être entraîné à perdre un temps précieux. Quant à la dame du lieu, non-seulement elle travaillait le jour, mais elle passait les nuits à son secrétaire, n’entrait dans son lit qu’à cinq ou six heures du matin, et n’y restait jamais que deux ou trois heures. Dans les premiers temps du séjour à Cirey, ce régime de travail était tempéré par quelques exercices hygiéniques. Mme du Châtelet faisait de longues promenades à cheval; quant à Voltaire, il chassait le chevreuil, il avait fait venir par l’entremise de l’abbé Moussinot, qui était son agent d’affaires à Paris, un attirail complet de chasse, des armes perfectionnées, un costume de Nemrod élégant. Le cheval et la chasse furent bientôt abandonnés, et les journées de Cirey restèrent entièrement consacrées au travail. Cette existence à la fois calme et remplie a été peinte par Mme du Châtelet dans le quatrain suivant, qui resta longtemps gravé au milieu des jardins du château :

Du repos, une douce étude,
Peu de livres, point d’ennuyeux,
Un ami dans la solitude,
Voilà mon sort; il est heureux.