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constatent la dégradation progressive que présentent dans leur ensemble les êtres organisés ; tous deux concluent que le point de départ de ces êtres doit se trouver soit dans un petit nombre de formes, soit dans une forme unique, extrêmement simple, ayant engendré toutes les autres par des transformations successives s’accomplissant avec une lenteur à peu près infinie. Les protoorganismes de l’un ressemblent beaucoup au prototype de l’autre ; mais Darwin prend l’existence de cet ancêtre primitif comme un fait primordial remontant à l’origine des choses, qui ne s’est pas reproduit et qu’il ne cherche pas à expliquer. Lamarck, lui, admet la génération spontanée actuelle, incessante, et par suite voit naître de nos jours encore ces corpuscules gélatineux ou mucilagineux capables d’engendrer des animaux et des plantes. Pour expliquer leur transformation organique et la succession des espèces, il a recours à la nature, aux fluides subtils, à l’influence exercée par l’animal sur lui-même sous l’empire du désir ou du besoin, en un mot à ces assertions à la fois hypothétiques et vagues qu’on lui a justement reprochées. Au contraire, rien de plus net que les faits invoqués par Darwin et auxquels il demande la solution du grand problème des espèces. Il en exagère sans doute la signification, et se trouve par là même entraîné à une foule d’hypothèses inadmissibles ; mais, l’exagération admise et le mode d’argumentation accepté, il faut reconnaître que le savant anglais fait preuve d’une étendue, d’une sûreté de savoir vraiment remarquables, et que ses réponses à certaines objections sont parfaitement justes.

Je ne puis m’expliquer, par exemple, comment on a pu nier la lutte pour l’existence et la sélection naturelle. La première se traduit par des chiffres, et il dépend pour ainsi dire de nous de savoir ce qu’elle coûte annuellement à une espèce donnée. Bien loin d’être en contradiction avec ce que nous savons du monde organique, elle se présente à l’esprit comme un fait inévitable, fatal, qui a dû se produire dès l’origine des choses, partout et toujours. C’est là ce qu’oublient parfois quelques naturalistes parmi ceux mêmes qui, à des degrés divers, se déclarent partisans des doctrines de Darwin. Ainsi M. Gaudry, disciple, il est vrai, assez indépendant de son maître, dans le remarquable ouvrage où il a ressuscité pour nous la faune fossile de Pikermi, trace un tableau charmant de ce que devaient être pendant la période tertiaire ces terres de nos jours à demi désertes. Avec ce sentiment de poésie grave qu’inspire presque toujours une science élevée, il nous fait sentir vivement les harmonies de cette antique nature. Cinq espèces de grands chats, deux petits carnassiers jouant le rôle de nos fouines et de nos putois, étaient chargés de « tempérer ce que la fécondité des herbivores avait d’excessif. » Ceux-ci formaient la très grande majorité de la