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rhythmes, quelle exquise interprétation du fabliau! Ni archaïsme, ni gravelure, juste la pointe voulue de scepticisme, et pour de l’esprit, autant que Voltaire en aurait mis, si Voltaire eût pu écrire cette musique. Je cherche dans le répertoire de l’Opéra, et je ne trouve qu’un ouvrage, le Philtre, d’Auber, qui soit comparable, et encore de bien loin, à ce charmant bijou. L’esprit en musique donne là sa mesure définitive; au-delà commence la gaîté à trois temps, à deux-quatre, la gaîté d’Adolphe Adam, qui devait fatalement aboutir à l’opérette-bouffe parisienne, cette riche invention de notre âge, qui tire son enthousiasme de l’absinthe, sa poétique du carrefour, et son incomparable effet à la mise à l’encan de tout ce que la tradition des siècles avait laissé d’idées honnêtes et de facultés admiratives à notre pauvre humanité.

S’il existe un art auquel la charge répugne invinciblement, c’est la musique. Mêlée au trivial, elle perd son essence et devient un charivari sans nom. « Molière, disait Louis XVI à Marie-Antoinette, peut être quelquefois de mauvais ton, il n’est jamais de mauvais goût. » La musique ne comporte ni le mauvais goût ni le mauvais ton : dulce est desipere in loco, dit Horace, et Salomon nous enseigne qu’une certaine folie « point trop prolongée vaut mieux que la sagesse. » Personne, si ce n’est Cimarosa, n’a compris et rendu comme Rossini cette gaîté charmante, toute musicale, sans arrière-pensée, ni satirique ni philosophique : son docteur Bartholo dans le Barbier, son Magnifico dans la Cenerentola, sont deux figures d’une bouffonnerie irréprochable et descendant en droite ligne du Geronimo du Matrimonio segreto, le grand ancêtre. Les motifs du Barbier, de Cenerentola, comme les scherzos de Beethoven, sont des modèles de gaîté musicale. Rien de plus leste, de plus pimpant que tous ces rhythmes; à peine on les entend qu’ils vous enlèvent, et pourtant ces rhythmes ne sont point dansans, ou plutôt, s’ils dansent, c’est pour eux, et non pour nous. Essayez de faire des avant-deux avec Mozart, Beethoven ou Weber, leurs valses mêmes et leurs menuets gardent physionomie de musique instrumentale, et ne condescendent guère à sortir du cadre de l’œuvre d’art. Les vrais danseurs en musique sont les gens qui pensent à trois temps : Hérold, Adolphe Adam ; de là leur aptitude à écrire de jolis ballets. Oui, Hérold, le sérieux et mélancolique Hérold, a de ces défaillances : dans Zampa, le Pré aux clercs, au moment où le pathétique voudrait parler, où la situation s’accentue, voilà cette diable de mesure à trois temps qui le prend, et la contredanse qui fait des siennes! Rossini ne commet de ces erreurs que par exception; s’il a la virtuosité intempestive, du moins ne l’a-t-il pas chorégraphique. Aux yeux de ceux qui n’admettent point en musique le