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l’audace de refuser un bout de cigare offert par une main auguste. Le roi Ferdinand VII d’Espagne était un fumeur intraitable, et naturellement avait son cigare à la bouche lorsque Rossini, de passage à Madrid, lui fut présenté par M. Aguado; après quelques mots de conversation, Ferdinand, voulant se montrer bon prince, ôta délicatement le puro à moitié consumé de ses lèvres, et l’offrit au grand maître, qui, saluant, déclina le cadeau sous prétexte qu’il ne fumait pas. « Vous avez tort de refuser, lui dit tout bas en napolitain Marie-Christine, on vous faisait là un honneur qui n’arrive pas à tout le monde. » Un autre honneur fort imprévu l’attendait chez l’infant don Francisco, frère du roi et rossiniste passionné; laissons la parole au musicien. « Je le trouvai seul avec sa femme et pianotant; nous causâmes d’abord d’un de mes opéras dont la partition était ouverte sur le pupitre; puis le prince, m’interrompant tout à coup, me dit qu’il avait une grâce à me demander, et il ajouta aussitôt : — Permettez-moi d’exécuter devant vous l’air d’Assur, mais dramatiquement et comme au théâtre. — Nouvelle surprise et nouvel embarras. Je me place au piano et prélude à tout événement, quand je vois le prince prendre à l’autre bout du salon les poses les plus mirifiques, et commencer l’air avec les gestes et l’accent d’un tragédien forcené. » Heureux homme pourtant que ce Rossini! Après les Pasta, les Rubini, les Malibran et les Lablache, avoir pour interprète un petit-fils de Louis XIV !


III.

De ce voyage à Madrid étaient sortis les premiers fragmens du Stahat, écrit en faveur d’un brave chanoine, ami de M. Aguado. L’œuvre, non destinée d’abord à la publicité, et dans laquelle figuraient à l’origine trois morceaux de la main de Tadolini, fut reprise plus tard et devint, avec les ravissantes Soirées musicales, un des premiers points lumineux dont s’éclaira la longue nuit de son silence, et que devait réjouir d’un suprême rayonnement la Messe solennelle dédiée au comte Pillet-Will. Musique théâtrale, musique passionnée, trop de couleur, de recherches mélodiques, harmoniques et rhythmiques! A quoi bon reproduire ici tous les reproches faits par la critique à ce Stabat, qui contient en germe toute la Messe solennelle comme les Odes et Ballades pouvaient contenir la Légende des siècles. Assurément ce n’est ni du Palestrina ni du Fiesole, c’est du Haydn modernisé ou mieux encore du Rossini sophistiqué. L’homme de Semiramide et de Guillaume Tell fusionne ses divers styles et s’imagine donner satisfaction à l’esprit religieux parce qu’il emprunte ici et là quelques formules