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plus, alors même que sa bonne fortune lui offre des documens originaux et authentiques, il ne consent pas à les donner sans les avoir rendus, par ses suppressions, ses additions ou ses changemens, plus conformes au goût littéraire du jour ou à l’idée qu’on se faisait du personnage de Mme de Maintenon. Son pire travers est de prêter à une personne en qui se résument si parfaitement certains aspects du XVIIe siècle les sentimens, les idées et le langage si différens du XVIIIe. Il lui faut à toute force accommoder son héroïne au caprice de son temps, il lui faut surtout ménager un entier accord entre les lettres authentiques et celles qu’il a fabriquées. — Mme de Maintenon, préoccupée sans cesse de la grande question du salut et de la vie éternelle, est prêcheuse, il est vrai ; personne plus qu’elle n’a commenté le tout est vanité. L’expression des dégoûts et de l’ennui qui accompagnent pour elle une fortune inouïe revient chaque jour sous sa plume. Cependant elle n’est ni sentencieuse ni pédante. Elle peut bien écrire au duc de Noailles : « Il n’y a que Dieu qui mérite d’être servi comme vous servez[1], » mais non pas, comme le lui fait dire La Beaumelle : « Il n’y a que Dieu qui mérite le sacrifice que votre philosophie fait aux rois. » Quand elle écrit au même duc : « Le roi ne peut être que très content de vous ; mais, quand il ne le serait pas, vous avez sans doute assez de vertu pour être content du témoignage de votre conscience, » c’est La Beaumelle qui ajoute : « et pour vous faire un bonheur en vous-même indépendant des rois. » Elle ne plaindra pas une grossesse de la duchesse de Bourgogne en disant : « Faire des princes, c’est faire des malheureux[2] ! » Elle ne fera pas cette belle phrase : « qu’avec la couronne sur la tête et le sceptre en main on est souvent plus infortuné qu’un homme qui a les fers aux pieds[3]. » Elle souffre sincèrement et jusqu’au découragement des malheurs de la France, mais elle n’a pas sans cesse sous la plume ces banales expressions sur les droits des peuples, ces antithèses sur la misère des petits et le luxe des grands, qu’affectionnait le XVIIIe siècle. Elle annonce en 1710 qu’il n’y aura ni fêtes ni réjouissances pour le mariage du duc de Berri, et qu’on se conformera au triste état des affaires ; mais c’est La Beaumelle seul qui achève la phrase par ces mots sentencieux : « notre joie insulterait le peuple, qu’il faut respecter sans le craindre. » Mme de Maintenon saura peindre avec autant de simplicité que de grandeur le courage et la résignation

  1. Lettre du 27 avril (1711), inédite. Comparez La Beaumelle, Lettres, t. V, p. 237. Nous citons d’après la nouvelle édition de 1758.
  2. La Beaumelle, Lettres, t. V, p. 120. Comparez les manuscrits.
  3. La Beaumelle, Mémoires, t. VI, p. 106. Comparez Lavallée, Lettres édifiantes, t. II, p. 166.