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fut pas difficile ; elle lui représenta ce qu’il y aurait de monstrueux, de ridicule même pour un homme comme lui, — il avait trente ans, — à provoquer un vieillard illustre dans toute l’Europe. Dès le lendemain, Saint-Lambert, convenablement chapitré, assez embarrassé pourtant de sa contenance, vient s’expliquer avec Voltaire. Il commence quelques mots d’excuse, mais Voltaire ne le laisse pas achever ; il lui prend les mains, les serre avec effusion. « Mon enfant, s’écrie-t-il, j’ai tout oublié, et c’est moi qui ai eu tort. Vous êtes dans l’âge heureux où l’on aime, où l’on plaît ; jouissez de ces instans trop courts : un vieillard, un malade comme je suis, n’est plus fait pour les plaisirs. »

Dès lors la liaison avec Saint-Lambert fut acceptée, et Voltaire n’en continua pas moins de vivre à Cirey ou à la cour de Lorraine, auprès de l’amie qui avait pris une si grande part dans les habitudes de son esprit ; mais voici qu’à quelque temps de là il se produit un émoi secret à Cirey. Mme du Châtelet mande Saint-Lambert, alors absent, elle appelle Voltaire ; elle tient conseil avec eux. Pourquoi ce mystérieux conciliabule ? C’est qu’elle était enceinte et qu’il s’agissait de savoir sous quelle rubrique on mettrait l’enfant. Dans cette consultation cynique. Voltaire, il faut l’avouer, jouait un rôle essentiellement bizarre ; il était le premier à le sentir et à en rire. « Mettez l’enfant, disait-il, parmi les œuvres mêlées de madame. » On décida enfin qu’on ferait venir M. du Châtelet à Cirey, pour se couvrir de son pavillon. Le brave marquis, mandé auprès de sa femme, reçu à bras ouverts par les trois complices, cajolé à qui mieux mieux dans des scènes de haute comédie, resta le temps nécessaire pour assumer la paternité qu’on lui avait faite. Tout alla bien d’abord. La marquise, pendant sa grossesse, continuait ses habitudes de travail entremêlé de divertissemens mondains. À l’approche de l’hiver de 1749, les châtelains de Cirey s’étaient rendus à Lunéville, où l’on menait joyeuse vie. « Mme du Châtelet, écrivait Voltaire, joue la comédie et travaille à Newton sur le point d’accoucher. » Il envoyait à ses nombreux correspondans le bulletin de cette grossesse ; il écrivait à Mme d’Argental : « La marquise, qui vous fait des complimens, compte accoucher ici d’un garçon, et moi d’une tragédie (il travaillait à Catilina ou Rome sauvée) ; je crois que son enfant se portera mieux que le mien. » — Au roi de Prusse : « Mme du Châtelet n’accouche encore que de problèmes. » — À M. d’Argenson : « Mme du Châtelet est plus grosse que jamais ; elle a plus de peine à faire un enfant qu’un livre. » Elle accoucha enfin le à septembre, dans des conditions de vigueur et de santé dont Voltaire rendait compte à ses amis avec sa gaîté habituelle. « Mon cher abbé Greluchon, écrivait-il le jour même à