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pas une doctrine qui l’ignore, c’est une doctrine qui le nie ; si elle n’a rien à nous prescrire en son nom, c’est que ce nom lui-même est un vain son dont elle veut déshabituer nos oreilles. La neutralité ici, c’est la guerre, et la prétendue morale indépendante n’est au fond, qu’elle le veuille ou non, qu’une morale athée.

A la bonne heure, va-t-on dire, voilà bien toute une partie vraie ou fausse de la morale qui périt avec la religion, et j’imagine que ce sacrifice ou plutôt ce débarras ne coûtera guère au moraliste indépendant ; mais une autre subsiste, et la plus importante, celle qui règle les devoirs de l’homme envers ses semblables et envers lui-même. Celle-ci se tient debout sans aucun soutien religieux qui l’appuie. Pour savoir quelle conduite je dois tenir en ce monde afin d’être homme de bien et de ne nuire ni à mon voisin ni à moi-même, je n’ai qu’à écouter ma conscience, qui parle assez haut ; ni texte sacré, ni docteur, ni prêtre parlant au nom de Dieu ne sont nécessaires. Eu êtes-vous bien sûr ? Et, admettant que cette partie de la morale survive à la religion détruite, n’est-ce pas de cette vie languissante et passagère que garde quelques instans la branche détachée de l’arbre ou le fruit arraché de sa tige ? C’est ici que, pour bien s’entendre, il faut serrer les idées d’un peu plus près.

Allons hardiment jusqu’au fond de l’idée sur laquelle repose toute notion morale : c’est incontestablement l’idée du droit et de la justice. Toute théorie morale digne de ce nom est une définition, et toute pratique morale une application de la justice. La morale, c’est le juste respect de tous les droits obtenu par le juste accomplissement de tous les devoirs ; mais qu’y a-t-il dans l’idée de justice elle-même ? Deux choses la constituent à titre égal, deux propositions indissolubles, et qu’on ne peut arbitrairement séparer : la justice détermine également du même coup, au même moment, par une seule et même affirmation, et la valeur morale d’un acte humain, et le mérite ou le démérite dont il est affecté, c’est-à-dire le châtiment ou la récompense que cet acte doit entraîner à sa suite. C’est la justice elle-même qui déclare que l’acte qui lui est conforme doit recevoir son prix, que l’acte qui lui est contraire doit subir sa peine. La même justice qui ordonne à tout homme de respecter la vie de son semblable commande aussi, par une autorité non moins impérieuse, que le meurtrier qui viole ce dépôt sacré de la vie humaine soit puni. A la vue de la victime humaine baignée dans son sang, une clameur de la conscience appelle en même temps sur la tête de l’assassin et la réprobation et la vengeance. Je ne dis pas seulement : Cet homme a mal fait, j’ajoute : Ge criminel doit payer pour son crime. C’est la même justice aussi qui enseigne à pratiquer la vertu, et qui s’indigne si elle reste sans honneur. La