Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/566

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

semblable à celle que devait occuper Quesnay, cinquante ans après, à la cour de Louis XV[1].

« Ma charge me plaît, disait-il dans la même lettre, parce qu’elle n’est d’aucun assujettissement. » Madame ne devait pas en effet donner beaucoup de besogne à son aumônier ; c’était cette princesse Palatine, protestante d’origine, qui avait dû se convertir en quelques jours pour épouser le duc d’Orléans, et qui conservât à la cour de Louis XIV la rudesse des mœurs allemandes. L’abbé retrouvait auprès d’elle deux de ses frères, l’un avec le titre de premier écuyer, et l’autre, qui était jésuite, avec le titre de confesseur. Il obtint par le crédit de sa famille l’abbaye de Tiron, dans le diocèse de Chartres, qui avait appartenu sous Henri III au poète Desportes. Reçu et recherché partout, cousin germain du maréchal de Belle-fond et du maréchal de Villars, il connut tous les hommes éminens de la fin du règne, Vauban, Fénelon, Catinat, les ducs de Saint-Simon, de Chevreuse, de Beauvilliers, ce groupe secret de réformateurs qui se réunissait autour du duc de Bourgogne ; le prince lui-même voulut le recevoir et l’entendre plusieurs fois.

Il eut l’honneur de travailler personnellement à la paix d’Utrecht, qui mit fin aux campagnes de Louis XIV. L’abbé de Polignac, un des plénipotentiaires français, l’avait pris pour secrétaire et l’emmena en Hollande avec lui. Il y passa un an entier au milieu des vicissitudes d’une négociation difficile. Il put y étudier de près cette république de marchands qui, presque sans territoire, occupait alors le premier rang en Europe, et comparer cette abondance paisible, cette liberté, cette puissance, avec le contraste affligeant que présentait la France aux abois. Au retour de ce voyage diplomatique, le cœur navré des malheurs de son pays, l’esprit rempli des grands exemples qu’il avait vus, il entreprit de réformer les abus par ses prédications. Pendant vingt-cinq ans, il ne cessa d’écrire, enfantant projet sur projet. Tous ont passé dans leur temps et un grand nombre passent encore pour des rêves ; mais, s’il en est d’impraticables et même de ridicules, beaucoup se sont plus ou moins réalisés sans qu’on s’en doute, et d’autres sont en voie de s’accomplir à leur tour.

On s’est beaucoup moqué de l’abbé de Saint-Pierre, même de son vivant ; il supportait tout avec une patience inaltérable. « Je me trouve depuis vingt-cinq ans, écrivait-il sur la fin de sa vie, solliciteur de l’intérêt public, mais sans crédit, et par conséquent fort peu utile au public présent. Il est vrai que mes projets subsisteront, et que plusieurs entreront peu à peu dans les jeunes esprits qui auront part au gouvernement, et pourront être fort utiles au

  1. Voyez sur Quesnay la Revue du 15 avril 1867.